Dans un récent article paru durant l’été 2011 dans la revue suisse « Faces »(1), l’historien Joseph Abram débute par ces questionnements, sur le rôle et la portée de l’histoire de l’architecture, son article à propos de la monographie que Giulia Marino a consacrée à la Caisse d’allocations familiales de Paris (CAF), construite entre 1953 et 1959 par les architectes Raymond Lopez et Michel Holley (2) :

« De quoi fait-on l’histoire lorsqu’on fait l’histoire de l’architecture ? Comment construire la profondeur de champ théorique d’un objet d’étude donné ? Dans quels réseaux de significations esthétiques et techniques, et sur quels points nodaux particuliers, situer la valeur patrimoniale complexe d’une œuvre architecturale déterminée ? Comment restituer dans la linéarité du discours, sans sacrifier aux mythes fondateurs de la discipline, l’épaisseur sémantique d’une expérience collective hors du commun ? »

 

Ces questions, parmi d’autres, auxquelles on pourrait adjoindre celle de la réception passée et présente de l’objet d’étude, ainsi que celles posées par sa conservation, sa rénovation, sa réhabilitation, et sa réutilisation, sur les plans à la fois technique, culturel et social. En somme quelle politique peut-on mettre en œuvre pour le patrimoine en général, et plus spécifiquement celui des Trente glorieuses? Cette question a été abordée dans un travail universitaire intitulé « Les architectures de la Croissance innovante (1965-1975) : entre mutation et destruction » (3) qui montrait combien était difficile la reconnaissance de ce patrimoine particulier, aboutissement des efforts conjoints de créateurs souvent issus du mouvement moderne et d’industriels audacieux, quand ce n’étaient pas les mêmes comme ce fut le cas avec Jean Prouvé. Cette thèse était un constat dressé trente ans plus tard sur ces constructions ayant fait appel à des techniques sophistiquées, accompagnées de réflexions sociales généreuses. Aujourd’hui, la réception de ce patrimoine fragile mène à son abandon, à sa démolition, parfois à sa restauration, à sa rénovation qui nécessitent autant d’ingéniosité qu’il en fallut pour sa mise en œuvre.

 

Mais, plus « fort » encore, l’article questionne sur l’intrusion de la justice dans les questions de patrimonialisation. En effet, Joseph Abram, à partir de l’ouvrage de Giulia Marino, pointe le rôle qu’a joué la justice sur le destin, sombre, de l’immeuble de la CAF : «(…) Marino aborde la fortune critique de l’édifice, sa réception architecturale, technique et industrielle, et les innombrables péripéties de sa protection juridique, c’est-à-dire les circonstances de son classement au titre des Monuments historiques, puis de son « déclassement ». « Edifice pionnier », « premier mur-rideau intégralement suspendu », « premier immeuble tout plastique », le siège de la CAF fut en son temps, « le bâtiment de tous les records », largement médiatisé dans toutes les revues professionnelles de l’époque. Tombé dans l’oubli au cours des années 1970, il apparaît aujourd’hui dans la plupart des ouvrages généraux consacrés à l’histoire de l’architecture du XXème siècle. Cette notoriété ne suffira pas cependant à garantir sa protection ».

 

En effet, pour parer à la démolition du bâtiment souhaité par la CAF, une première inscription à l’Inventaire supplémentaire des Monuments historiques de la seule barre de bureaux est arrêtée le 20 septembre 1998 à l’initiative du ministère de la Culture qui commande en parallèle une étude de faisabilité à l’agence Reichen et Robert. Sont exclus de cette inscription les bâtiments annexes plus petits, qui faisaient pourtant la qualité urbaine de l’ensemble. La CAF obtient l’annulation de cette protection auprès du Tribunal administratif de Paris le 30 juin 1999, celui-ci s’estimant compétent pour statuer sur la valeur patrimoniale de l’œuvre et considérant que « l’intérêt historique et artistique de la construction justifiant son inscription ne ressort pas des pièces versées au dossier »….

Le 9 avril 2000 la Cour d’appel administrative rétablit l’inscription, mais le 29 juillet 2002 le Conseil d’Etat, auquel la CAF a alors porté l’affaire, opte pour le déclassement, « événement sans précédent dans l’histoire du patrimoine en France » note Joseph Abram.

 

On sait aujourd’hui ce qu’il advint de ce site et de ses bâtiments, vendus par la CAF et livrés à l’appétit de groupes immobiliers, il suffit de se promener entre la rue Viala et la rue de Grenelle dans le 15ème arrondissement. De cet ensemble unique et remarquable, ne subsiste que l’ossature du bâtiment principal, comme un squelette décharné qu’on aurait habillé de vêtements à la mode. C’est beau comme une architecture d’aujourd’hui, c’est beau, tout bêtement…

 

Au-delà de la triste destinée de ce bâtiment définitivement perdu, considéré comme un ensemble architectural de premier ordre par les historiens et architectes suisses Franz Graf et Bruno Reichlin, il serait intéressant, pour nous experts de justice, de connaître à partir de quel rapport d’expertise, s’il y en eut, ont été fondées les différentes décisions de justice, contradictoires entre elles, invalidant ou validant tour à tour le rapport de la commission ayant protégé la CAF. Mais là, nous ne sommes plus dans l’histoire de l’architecture, mais dans celle de la justice …

 

Vincent du Chazaud, 6 septembre 2011

 

 

 

(1)FACES, journal d’architecture, n°69, été 2011, pp 61,62,63

 

(2)MARINO Giulia, « Un monument historique controversé : la Caisse d’allocations familiales à Paris, 1953-2008, Picard, Paris, 2009, 270 pages

 

(3)BERTAUD DU CHAZAUD Vincent, « les architectures de la Croissance innovante (1965-1975) : aujourd’hui entre mutation et destruction », thèse de doctorat en Histoire de l’art sous la direction du professeur Gérard Monnier, université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 3 volumes, décembre 2004