En 1668, Louvois, ministre de la guerre de Louis XIV, eut l’idée de faire fabriquer des maquettes afin de convaincre le roi d’améliorer la défense des places prises lors de la guerre de Dévolution. C’était la première guerre du jeune Louis XIV, de 1667 à 1668, qui prenait pour origine le non paiement de la dot qui lui revenait après son mariage avec Marie Thérèse d’Autriche, fille de Philippe IV d’Espagne, et le traité des Pyrénées qui s’ensuivit.

Vauban, alors commissaire général des fortifications, devant le coût de ce projet y est d’abord hostile, puis s’y rallie y voyant le moyen le plus efficace pour démontrer l’utilité de ses travaux de fortifications aux frontières de la France afin d’en faire « un pré carré », selon son expression liée à ses origines modestes d’une famille de hobereaux provinciaux. Cette fabrication de « plans reliefs » de places fortes frontalières et de ports maritimes fortifiés s’est poursuivie sous Napoléon 1er, puis sous Napoléon III pour prendre fin en 1873, avec l’abandon des fortifications bastionnées devenues inutiles devant la puissance de feu de l’artillerie. Ce seront près de 260 maquettes qui seront réalisées durant près de deux siècles, dont une centaine sont parvenues jusqu’à nous[1]. On imagine les « armées » de dessinateurs pour réaliser les relevés sur place, puis fabriquer ces maquettes très précises, toutes à l’échelle du 1/600ème (1 pied pour 100 toises).

Cet « art » de la fortification bastionnée, car en Italie même la guerre prend des allures artistiques[2], on le doit d’abord à des ingénieurs Vénitiens qui vendirent leurs services à François 1er et Charles Quint. Depuis la Renaissance, la guerre moderne se caractérise par le siège et la  prise de villes fortifiées, celles-ci ayant alors évincé les châteaux-forts du Moyen-âge, afin de conquérir le territoire qu’elles défendent. Ainsi la notion de « place forte » est identifiée à celle de « frontière », alors qu’au Moyen-âge, elle désignait le front entre deux armées. Avec le renforcement du pouvoir royal centralisateur au détriment des seigneurs locaux, la notion de frontière donne l’image d’un pays uni et solidaire, fédérant toutes les provinces. On voit combien ces limites sont fragiles avec le déplacement incessant de ces frontières voulues les plus sures et les moins arbitraires possibles. Un fleuve, le Rhin, mais aussi un temps l’Escaut, la crête des montagnes, Alpes et Pyrénées, seront des frontières naturelles, comme mers et océans seront des barrages aux migrations de nos ancêtres de la préhistoire. 

Frontières ? Quelles frontières ? Sous le règne du roi « Soleil », Vauban s’est ingénié à créer des forteresses imprenables, pouvant résister aux assauts de l’infanterie ou aux boulets de l’artillerie ennemie. Avec Napoléon Ier les frontières vont et viennent, repoussées un court instant jusqu’à Moscou. Son neveu Napoléon III, fait la course avec l’Angleterre pour conquérir de nouveaux territoires, d’abord pour leurs terres riches et fertiles pour approvisionner en matières premières les industries naissantes, puis pour leurs hommes qui seront la main-d’œuvre des usines tournant à plein régime durant les « Trente glorieuses ». Un siècle durant, le colonialisme repousse les frontières des pays occidentaux au-delà de l’Europe, avant qu’un vent nationaliste redessine la carte du globe au milieu du XXème siècle. J’ai le souvenir qu’adolescent j’avais accroché au mur de ma chambre une vieille et belle carte amidonnée de l’Indochine, une péninsule boursouflée colonisée par la France, aujourd’hui divisée en trois pays : Viet-nam, Laos et Cambodge. Depuis le capitalisme « sauvage » brouille les cartes, et les travailleurs communistes chinois mettent au chômage ceux d’Europe libérale, où naquit Karl Marx. L’Internationale communiste censée unir ouvriers et paysans du monde entier a fait long feu… En Algérie en 1936, la gêne du Parti communiste vis-à-vis des Algériens « de souche » était manifeste… le PC algérien prit fait et cause pour le travailleur « blanc » européen durant le conflit indépendantiste qui animait ses cellules. Camus rompt avec les communistes à cette époque, n’y trouvant pas le soutien pour hisser les « indigènes » au statut de citoyen français, avec les mêmes droits que les travailleurs Européens, eux-mêmes descendants d’exilés  poussés vers l’Afrique du nord par la misère ou le bannissement, venus de France après les révolutions de 1848 et de la Commune, d’Espagne après le franquisme, d’Italie pour fuir le fascisme.

Un film, « El gusto »[3], redonne espoir en rapprochant ceux que l’Histoire avait séparés. Deux communautés, musulmane et juive, ont vécu dans la fraternité et l’amour d’une même musique, le Chaâbi créé par le chanteur algérois El Anka qui disait dans une chanson, « c’est l’inconnu qui fait peur ». Puis vint le 19 mars 1962 et les accords d’Evian, par lesquels devaient être respectés toutes les communautés vivant sur le sol algérien… mais ce fut « la valise ou le cercueil », et l’exil des Pieds-noirs vers la métropole . Le 19 mars 2012, cinquante ans après, comme pour commémorer cet événement, gai pour les uns, triste pour les autres, ce fut le cercueil pour trois juifs assassinés par un musulman, un drame exploité par ceux qui veulent à nouveau séparer selon les « origines » et les « apparences ». Triste retour en arrière, décidément l’histoire ne se répète pas, elle bégaie… « Heureusement les forces vives de la vie, celles de l’intelligence et celles du cœur, continuent à irriguer nos sociétés » espère Georges Morin, président de l’association « Coup de soleil »[4]. Un demi-siècle après l’indépendance de l’Algérie, les musiciens arabes et juifs d’El Gusto, vieux mais pleins d’énergie, chargés de souvenirs racontés avec l’œil humide, ont un trop court instant donné une image réconfortante et optimiste de l’Homme…

L’Algérie, Matisse s’y rendit en 1906, à son retour il peignit « Nu bleu : souvenir de Biskra » qui fit scandale au Salon des Indépendants de 1907. Acheté par Léo Stein, Picasso demeura éberlué en voyant ce tableau pour la première fois chez son ami : « Je ne comprends pas ce qu’il avait dans la tête, s’il veut peindre une femme, qu’il peigne une femme. S’il veut faire une décoration, qu’il fasse une décoration. Mais ce que nous avons là, ce n’est ni l’un, ni l’autre »[5]. La même année 1907, Picasso peint « les demoiselles d’Avignon », influencé par Matisse et rompant brutalement avec la figuration traditionnelle. Une nouvelle exposition au Centre Pompidou, « Matisse, paires et séries »[6], vient nous rappeler l’importance de ce peintre pour la peinture moderne. Ce peintre est un « chaman » qui nous donne à voir la face cachée des objets et l’intériorité des êtres. « Une fenêtre c’est un tableau, mais un tableau c’est également une fenêtre », et la peinture de Matisse nous fait glisser habilement du dedans au dehors, sans frontière entre les deux. Quant à ses séries, elles sont le fruit d’une concentration intense dans une sorte d’hypnose sur un sujet somme toute classique, nu, portrait, paysage, nature morte. La subtile et infime variation sur le thème choisi rappelle les psalmodies des chants monacaux, les « gymnopédies » d’Erik Satie, les musiques arabes sur lesquelles dansent les derviches tourneurs, ou les lancinantes mélopées africaines rythmées par le tambour: on est parfois dans le recueillement monacal, parfois dans l’exaltation vaudou.

Chez Matisse, quand il se met au travail, il y a cette façon de s’échauffer comme un sportif, en « brûlant » avec des mouvements généreux le charbon de ses fusains sur le papier, avant d’entamer une série de dessins d’un fin trait de plume, le geste étant rendu sûr et précis grâce justement à cet « échauffement » préparatoire. A partir de 1941, quand la maladie l’empêchera de faire une peinture sur chevalet, alors le mouvement souple et ample du bras prolongé par le pinceau sera remplacé par des découpes de papiers gouachés. Avec cette nouvelle technique, les nus forment un assemblage, où tronc, tête et membres sont disposés à la manière d’un pantin désarticulé.  La forme pleine du papier coloré prend alors la place de la forme suggérée par le trait du dessin.

Il y a dans les dessins de l’architecte portugais Alvaro Siza une approche et un résultat qui, quand on les regarde attentivement, laissent dans le même état que lorsque l’on quitte Matisse. Roberto Collovà, un étudiant qui accompagnait Siza sur le site archéologique de Cusa en Sicile en 1980, raconte ainsi son expérience : « Chacun de nous produisit quelques dessins avec maladresse et timidité. Non loin de là, Siza faisait ses esquisses, extraordinaires. Je me rendis compte alors que faire et refaire un dessin conduit, par tâtonnement, à une forme simplifiée et essentielle. Observer Siza au travail, même à distance, était réconfortant. Cet exercice, cet entraînement était à la portée de tous. » Siza, en connaisseur, fait avec acuité cette remarque qu’il pourrait s’appliquer à lui-même, que « au cours de leurs voyages lointains en Orient ou en Grèce, les architectes tels que Le Corbusier ou Louis Kahn ne faisaient pas que succomber à leur passion pour le dessin, à leur goût pour le voyage, pour la nature ou le beau (…), mais que c’était un apprentissage parfaitement conscient. »

Il y a l’architecte soucieux d’apporter « son nouveau » dans le lieu, et puis celui qui, humble et attentionné, trouve dans le lieu « le nouveau ». Ce fut le cas d’Alvaro Siza invité à intervenir dans l’abbaye du Thoronet[7] : après une observation intense du site et de l’architecture, il retrouva d’instinct le parcours oublié des moines du XIIème siècle, et en redonna une fine et discrète clarification pour le parcours des visiteurs. Les monastères cisterciens furent des forteresses pour l’esprit, comme les places fortes édifiées par Vauban quatre siècle plus tard le furent pour le corps. En termes d’architecture, les premiers sont le résultat d’une Règle monastique, patiemment élaborée pour permettre à l’esprit de s’élever par la discipline du corps. Cette règle de vie va déboucher sur des règles architecturales (Siza reprend le terme de « machines à habiter » de Le Corbusier pour en souligner l’efficacité), un programme unique et répété quel que soit le site. Au Thoronet, son adaptation à un terrain difficile en fait une architecture remarquable, dont les péripéties de sa construction ont été intelligemment imaginées par Fernand Pouillon dans son livre « Les pierres sauvages »[8]. Et la foi de ces bâtisseurs a fait le reste, ce qui manque parfois pour faire ou parfaire une entreprise difficile.

Siza fait remarquer que « alors que le Thoronet est blotti dans le paysage, La Tourette, au contraire, s’élève au-dessus. Peut-être est-il possible d’expliquer par ce biais que Le Corbusier ait élevé les murs des terrasses pour retrouver l’intimité du rapport avec soi-même que l’abondance de paysage pouvait distraire ? »

Vincent du Chazaud, mars 2012



[1] Une vingtaine de ces « plans reliefs » ont été présentées dans la nef du Grand Palais du 18 janvier au 17 février 2012 , des gradins permettaient de les surplomber. Les maquettes de Brest et Cherbourg par leur étendue, celles de Grenoble et de Fenestrelle dans le Piémont par leur déclivité, sont impressionnantes.

[2] Le mot « chamade », comme dans l’expression « battre la chamade » pour dire « être affolé », vient de l’italien « chiamare » qui signifie « appeler », et en vieux français la « chamade » c’était l’appel de trompettes et tambours avertissant les assiégeants de la volonté de capitulation des assiégés.

[3] El Gusto (2011), film documentaire de Safinez Bousbia avec les musiciens de l’orchestre El Gusto

[4] “Coup de soleil” a pour vocation de renforcer les liens entre originaires du Maghreb et leurs amis, quelles que soient leurs origines géographiques, culturelle ou historique, avec pour objectif de mettre en lumière les apports multiples du Maghreb et de ses populations à la culture et à la société françaises, afin de bâtir cette dernière « sûre d’elle-même, ouverte au monde et fraternelle » (art .2 des statuts)

[5] Catalogue de l’exposition “Matisse, Cézanne, Picasso… l’aventure des Stein”, Editions de la Rmn, Paris, 2011, p.96

[6] « Matisse, paires et séries » exposition au Centre Pompidou à Paris du 7 mars au 18 juin 2012

[7] “Siza au Thoronet, le parcours et l’œuvre”, Editions Parenthèses, Marseille, 2011

[8] POUILLON Fernand, “Les pierres sauvages”, Le Seuil, Paris, 1964