Voir ou revoir, les œuvres en vrai, et non leurs reproductions, d’un peintre connu et reconnu comme un maillon important de l’histoire de l’art, c’est toujours un événement. Pour le « monde » de l’art, d’abord, car ça permet aux critiques et aux historiens d’affûter leurs arguments, et de confronter des œuvres éparpillées dans les musées du monde et les collections privées. Pour soi, ensuite, surtout si la connaissance de l’artiste est partielle, et se cantonne aux mêmes œuvres reproduites. Le peintre espagnol du Siècle d’or, Diego Vélasquez[1] (1599-1660), fait partie pour moi de cette catégorie, dont les seules œuvres vues sont celles accrochées au Prado de Madrid, ce qui n’est pas si mal car ce musée conserve jalousement environ la moitié des peintures authentifiées de ce peintre, soit une quarantaine d’œuvres. Mais en même temps, le Prado ne prête que très peu de tableaux de sa collection pour des expositions extérieures[2], et jamais le célèbre « Les Ménines » ou « La famille de Philippe IV » peint entre 1656 et 1657. Vélasquez, peintre « lent » parce que réfléchi, a peu produit, de plus une partie de son œuvre a été détruite ou endommagée par l’incendie qui ravagea le Palais royal de Madrid en 1734.

 

Tout de même, l’exposition « Vélasquez » qui se tient au Grand Palais[3] propose plus d’une trentaine d’œuvres du peintre, elle permet de suivre sa carrière, de comprendre et d’admirer son travail, de le comparer à celui de ses maîtres, comme Francisco Pacheco, de lire ses influences, comme Rubens ou Zurbaran, puis l’Italie[4] et Caravage, de le jauger au travail de ses contemporains et des élèves de son atelier, dont Juan de Pareja, le plus doué, ou son gendre Martinez del Mazo. Autant ce dernier paraissait habile et bon peintre tant qu’il était sous la coupe de son maître et beau-père, autant son œuvre devient pâle et laborieuse à la disparition de Vélasquez.

 

On a parfois fait de Vélasquez un peintre ambitieux, attaché à la cour d’Espagne, protégé du roi Philippe IV. Son talent, sa touche particulière, autant dans la technique que dans la mise en scène de ses thèmes, sont les seuls mérites qui le font remarquer à la cour d’Espagne. L’important honneur que lui fait le roi en lui permettant d’intégrer le très aristocratique Ordre de Santiago n’intervient qu’en 1659, un an avant sa disparition, et la légende veut que ce serait le roi lui-même qui aurait peint l’insigne sur le plastron noir de son autoportrait dans le tableau des Ménines. Une énigme de plus pour cet imposant[5] tableau, épaississant le mystère nourri par les exégèses des historiens, mystère qui a fait couler beaucoup d’encre jusqu’à aujourd’hui. Certains y voient une ode à la peinture, art que le roi Philippe IV affectionnait particulièrement, notamment celui de Vélasquez qui avait sa faveur. Le peintre fit de nombreux portraits de la famille royale, dont ceux des héritiers mâles du trône qui moururent jeunes. Sa succession était pour le roi une véritable obsession, tant il craignait de voir la dynastie des Habsbourg d’Espagne échouer aux Bourbons de France[6].

 

Autre atout pour Vélasquez, il est originaire de Séville comme le comte d’Olivares, militaire et homme politique influent, premier ministre de Philippe IV jusqu’à sa révocation par le roi en 1643. Le comte d’Olivares facilitera l’introduction de Vélasquez à la cour d’Espagne, il le présente au roi et il lui vient matériellement en aide. Le portrait équestre qu’exécute Vélasquez en 1634, sans doute le plus impressionnant, représente le comte-duc d’Olivares à son apogée, en chef militaire et politique tenant les rênes de l’état, dont la gloire durera encore moins d’une dizaine d’année.

 

Les autoportraits de Vélasquez sont peu nombreux, les portraits des membres de la cour, roi, reine, princes et princesses, comme les bouffons et les nains qui les côtoyaient pour leur donner de la « hauteur », l’occupaient suffisamment. Mais au détour d’une scène peinte, il se fond dans la foule comme dans la grande fresque historique de « La reddition de Breda »[7] ou il se met en scène comme dans l’énigmatique tableau « les Ménines ». Sa signature, quand elle existe, est discrète, sous forme d’un billet dans la main du roi dans le « Portrait en pied de Philippe IV » (1631-32), ou sous forme d’une étiquette dans un coin du tableau pour le « Portrait équestre de comte-duc d’Olivares » (1634).

 

Mais ce qui m’impressionne chez Vélasquez, que Manet considérait comme « le peintre des peintres »[8], c’est cet art de la mise en scène, parfois très théâtrale, et cette ambiguïté qui plane avec le « tableau dans le tableau », les scènes dans la scène dans lesquelles on ne sait plus ce qui est de la représentation et ce qui est de la légende.

 

Avec « Le Christ dans la maison de Marthe et Marie », une œuvre des débuts de l’artiste peinte en 1618, le thème alors en vogue à Séville des « bodegones »[9] côtoie un thème religieux, sans que l’on distingue si le Christ est dans une pièce contiguë ou s’il s’agit d’un tableau accroché au mur. La vielle femme pointe du doigt la jeune servante qui pile de l’ail dans un mortier, devant elle un panier de poissons (ictus symbole chrétien), l’avertissant qu’une vie pleine se nourrit à la fois du travail (la vita activa) et de la méditation (la vita contemplativa). Les trois personnages du fond, le Christ, Marthe et Marie, sont esquissés, « flouttés » comme le seront les autres seconds plans des tableaux décrits plus loin représentés dans des miroirs.

 

Christ, Marthe

 « Le Christ dans la maison de Marthe et Marie » 1618

 

Plus tard, Vélasquez utilise le même procédé et maintient cette ambiguïté dans son tableau peint entre 1644 et 1648 « La légende d’Arachné », dit aussi « Les fileuses ». La scène mythologique, installée au centre et en arrière plan, est elle-même en avant d’une tapisserie, objet du concours entre la déesse Athéna et Arachné. Comme dans le tableau précédent, le thème du tableau est installé en second plan, le premier plan étant une scène de la vie quotidienne du XVIIème siècle, ici un atelier de tissage.

 

Fileuses

 

« La légende d’Arachné », dit aussi « Les fileuses » 1644-1648

 

Vélasquez utilise également les ambiguïtés du miroir reflétant les personnages dans ou hors de la scène. C’est le cas avec son tableau « Vénus à son miroir », tableau peint probablement lors de sa seconde visite en Italie (1649-1651). En 1914, la toile a souffert des coups de couteau d’une suffragette à la National Gallery de Londres. Dans cette toile d’apparence simple où s’étale amplement un corps sublime de femme, Vélasquez confronte les questions de réalité et d’image, à travers ce support médiumnique qu’est le tableau.

A l’inverse des poses lascives de la Vénus d’Urbain (1534) du Titien, qui inspirera Goya avec la « Maja Desnuda » peinte entre 1795 et 1800, puis l’Olympia de Manet peinte elle en 1863, Vélasquez choisi de faire poser son modèle de dos offrant la rotondité de ses fesses et son dos effilé jusqu’à sa nuque découverte par ses cheveux relevés, le visage n’étant qu’esquissé en second plan sur le reflet du miroir que présente Cupidon à Vénus. Cette représentation est à rapprocher de la « Vénus au miroir » de Rubens peinte en 1614-1615, la déesse est représentée de dos mais assise, accentuant la proéminence de son fessier. Dans l’Espagne catholique sous la férule des inquisiteurs de la contre-réforme, on imagine que les nus féminins étaient contrôlés, voire interdits ou détruits. Cependant Philippe IV avait de nombreux nus du Titien et de Rubens dans sa collection et Vélazquez, en tant que peintre du roi, avait peu à craindre en peignant un nu. Quant aux membres de la cour de Philippe IV, ils étaient dans une position schizophrène, car s’ils appréciaient la peinture et les nus en particulier, ils exerçaient en même temps une pression sans pareil sur les artistes pour les empêcher de peindre des corps nus.

 

Vénus

Vénus à son miroir » (1648-1650 ?)

 

Enfin, « les Ménines », ou « La famille de Philippe IV » peint en 1656 et 1957. Le tableau est trop complexe, ou du moins a laissé place à trop d’interprétations de la part des historiens et des scientifiques pour être traité ici. Il rassemble à lui seul tout ce qui vient d’être dit ici, utilisant tous les artifices, celui du miroir, celui de la scène dans la scène, celui du regard sur le tableau, et plus généralement laissant place à toutes les interrogations nées de la peinture. En 1957, un peintre et non des moindres, Picasso, passera 5 mois sur la matière des Ménines, faisant de nombreuses recréations : dans la dernière, le peintre est remplacé par un cercueil !

 

J’ai fait l’erreur d’aller voir l’exposition sur Poussin[10] après celle sur Vélasquez… Je conseille l’inverse, tant le talent, le génie de Vélasquez l’emporte sur tous les autres peintres, du moins ceux de son siècle. Les regards des personnages de Poussin sont vides, comme si leurs orbites étaient transpercés. L’un est resté un peintre « classique », même s’il tente d’échapper au poids de la cour et du clergé en s’enfuyant à Rome, l’autre commence à mettre en œuvre la révolution picturale du XIXème siècle. Indépendamment des thèmes traités, ceux mythologiques avec force certes chez Poussin, la vie est du côté des peintures de Vélasquez, ses personnages sortent de la toile pour venir à vous… Allez à eux en allant voir cette exposition.

 

Vincent du Chazaud

8 mai 2015

 

 

 

[1] Que les puristes me pardonnent, je n’ai pas trouvé sur le clavier de l’ordinateur la touche pour mettre l’accent aigu sur le « a », alors je l’ai mis sur le « e »

[2]Les commissaires de l’exposition de Paris ont réussi la performance de présenter plus de la moitié du Corpus de l’artiste, bien que le Prado ne prête qu’un maximum de 7 tableaux.

[3] Du 25 mars au 13 juillet 2015, merci à François (il se reconnaîtra) de m’avoir guidé dans cette exposition, devenue lumineuse grâce à son éclairage pertinent. L’audio-guide que j’avais loué fut complètement inutile…

[4] Les petits tableaux rapidement esquissés que Vélasquez peignit des jardins de la villa Médicis lors de son premier séjour en Italie en 1630 sont à comparer à ce que peindra Corot deux siècles plus tard, notamment dans le « rendu » des cyprès.

[5] 3m18 de hauteur sur 2m76 de large.

[6] Ce qui sera finalement, et cette dynastie des Bourbons d’Espagne offrira à Goya (1746-1828) l’occasion de cruels portraits de la famille royale de Charles IV peints au début du XIXème siècle.

[7] Tableau de 3m075 de haut par 3m705 de large, dit aussi « Les Lances » représentant la reddition des troupes hollandaises, et la remise des clés de la ville par Justin de Nassau à Spinola, qui aurait dit de son adversaire : « la valeur du vaincu fait la gloire du vainqueur ».

[8]« Ce qui m’a le plus ravi en Espagne, ce qui à lui seul, vaut le voyage, c’est l’œuvre de Velasquez. C’est le peintre des peintres : je n’ai, cependant, été nullement étonné, j’ai trouvé chez lui la réalisation de mon idéal en peinture ; la vue de ces chefs-d’œuvre m’a donné grand espoir et pleine confiance.” Lettre de Manet à Astruc de septembre 1865

[9] Représentations de cuisines ou de gargotes, prétextes à peindre des natures mortes et des portraits typés.

[10] « Poussin et Dieu », musée du Louvre à Paris jusqu’au 29 juin.