Dans un article de David Jenkins paru le 15 avril 2004 dans « The Architect’s journal », celui-ci rend hommage en ces termes à Pierre Kœnig, architecte américain, qui vient de décéder : « Si l’on observe le retour du pendule vers une compréhension renouvelée des préoccupations sociales et environnementales, on voit que l’œuvre de Pierre Kœnig représente un modèle pour les architectes plus jeunes, ce qui aurait certainement surpris cet homme modeste. »

 

La modestie, voilà sans doute une vertu qui manque le plus à beaucoup d’architectes, comme à beaucoup de créateurs en général. C’est le mal du siècle naissant, faire toujours plus haut, toujours plus grand, toujours plus, plus, plus… mais dans quel but sinon de faire parler de soi pour ses outrances et gesticulations. Alors que la société se fissure, que le monde vacille sur ses cales bancales accumulées au cours des siècles et depuis que l’homme existe, ne sont exhibées que les tours les plus tordues, les musées les plus farfelus, les théories les plus fumeuses, les architectes les plus snobs auxquels la chanson de Boris Vian colle parfaitement.

 

Revenons à Pierre Kœnig (1), architecte qui œuvra dans les années « 50 », dans une Amérique basculant le formidable essor de son industrie de guerre vers la société civile, baptisée « American way of life ». L’utilisation de l’acier dans la construction, amorcée dans la première moitié du XIXème siècle, connaît un essor important dans cette période d’après-guerre. Dans ce contexte, Kœnig est aux Etats-Unis ce que Prouvé est en France : tous les deux ont cherché à rationaliser l’utilisation de ce matériau riche de possibilités techniques.

 

C’est à cette époque qu’en Californie John Entenza, propriétaire et rédacteur en chef de la revue « Arts & Architecture », initia le « Case Study House Program», destiné à offrir des maisons à prix abordables à l’américain moyen. Kœnig s’y distingua avec la maison Bailey (Case Study House n°21, 1956/58) et la maison Stahl (Case Study House n°22,1960). Cette dernière, surplombant Hollywood, servit de cadre pour des tournages de films et photos publicitaires, et fut même reconstruite dans le cadre d’une exposition au musée d’art contemporain de Los Angeles.

 

Dans les années «70», Pierre Kœnig, alors enseignant à l’Université de Californie du Sud, fut chargé d’étudier un programme de logements préfabriqués pour les indiens de la tribu Chemehuevi, réserve située le long du Colorado en Californie. Après plusieurs années de travail avec des étudiants, bénévoles durant deux ans pour Kœnig, le programme capota ; voici la conclusion tirée par Kœnig, illustrant, comme dans le film « Les Cheyennes »(1964) de John Ford relatant une tragédie de cette tribu dans les années 1870, la mentalité persistante d’une partie de l’Amérique face aux indiens spoliés de leurs terres: « Les maisons étaient trop belles. Les politiciens ne voulaient pas que les Chemehuevi possèdent de meilleures maisons que les leurs, et donc ne firent rien ».

 

Avec cette anecdote, on pense aux expériences menées par Jean Prouvé (2) avec les maisons de l’abbé Pierre ou « maisons des jours meilleurs », après le « coup de gueule » de ce dernier à l’hiver 1954. Tous les deux, Kœnig et Prouvé, ont cherché avec la préfabrication industrielle et la rationalité constructive une façon d’abaisser les coûts sans abaisser la qualité des constructions, voire en la réévaluant. A côté de l’expérience inachevée de Kœnig, on peut rapprocher celle de Prouvé avec les douze maisons construites à Meudon dans les années « 60 ». Elles sont le maigre résultat d’une commande de 1200 maisons de Raoul Dautry, alors ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU).

 

Autre expérience, mais dans un schéma inverse aux précédents : avec un autre matériau, la terre, l’architecte égyptien Hassan Fathy (3) a tenté la reconstruction d’un village, Gourna, sur les rives du Nil. L’utilisation inventive de ce matériau traditionnel a été vouée à l’échec, notamment à cause des habitants refusant de quitter leurs anciennes habitations construites sur des sites archéologiques desquels ils extrayaient des antiquités dont ils tiraient profit avec les touristes. L’inertie de l’administration égyptienne a fini par enterrer le projet.

 

Enfin, la lecture d’un petit livre sur Renée Gailhoustet (4), architecte qui fut aussi la compagne de Jean Renaudie, lequel contribua à tirer le logement social du tandem manichéen des barres et des tours, m’aide à clore ce billet sur la modestie de certains architectes et leur engagement pour un logement « décent » pour tous. Le titre évocateur, « La politesse des maisons », est tiré d’une phrase de l’architecte : « la première des politesses est de prendre en compte l’habitant »(5). Cette phrase, tellement éloignée des mots creux et prétentieux dont certains architectes se servent pour décrire leurs projets, est pleine de sens pour décrire le travail de Renée Gailhoustet, sans doute seule architecte à habiter depuis vingt ans un logement social dans un immeuble qu’elle construisit à Ivry-sur-Seine. Terrasses plantées, pièces lumineuses, grands espaces dynamiques, on est loin de l’austère immeuble bourgeois haussmannien. Pour le logement social, l’engagement de Renée Gailhoustet est total, corps et âme, si l’on peut dire d’une militante communiste…

 

L’histoire de l’architecture, comme celle de l’art à laquelle elle est liée, ne peut se comprendre et s’étudier qu’avec une mise en perspective avec les évènements sociaux et politiques, et notamment les idéologies qui les conduisent. Qu’en sera-t-il quand les historiens se pencheront sur notre époque ? Quel regard poseront-ils sur notre façon d’aborder le logement social ? Quelle politique pourra-t-on lui associer ? La modestie, mais aussi l’intelligence, réclamées aux architectes pour concevoir un logement simple, de qualité et bon marché, sont-elles un frein pour qu’ils s’y investissent ? Le « Grenelle de l’environnement » a fait naître un espoir, celui-ci peut-il survivre au milieu des atermoiements des politiques ?

 

Dès 1918, Charles-Edouard Jeanneret écrit, avec son complice le peintre Amédée Ozenfant qui lui suggérera de prendre le nom de Le Corbusier : « La science ne progresse qu’à force de rigueur. L’esprit actuel, c’est une tendance à la rigueur, à la précision, à la meilleure utilisation des forces et des matières, au moindre déchet, en somme une tendance à la pureté »(6).

 

(1) JACKSON Neil, « Pierre Kœnig », Editions Taschen, Cologne, 2007

 

(2) ENJOLRAS Christian, « Jean Prouvé, les maisons de Meudon 1949-1999 » , Editions La Villette, Pari, 2003

 

(3) FATHY Hassan, « Construire avec le peuple », Editions Actes Sud, Paris, 5ème éd. 1999

 

(4) CHALJUB Bénédicte, « La politesse des maisons. Renée Gailhoustet architecte », Editions Actes Sud, Paris, Juin 2009

 

(5) Cette citation est à rapprocher de celle de l’architecte Anne Lacaton, associée à Vassal, militant pour une architecture de qualité, économique et sobre : « Une architecture aussi performante soit-elle n’a pas de futur, n’a pas d’avenir, si la qualité de vie n’est pas présente ». (Technal Actualités, février 2010). On peut citer également le récent entretien avec Emmanuelle Colboc publié dans le « Moniteur des TP et du bâtiment » du 12 mars 2010 dans lequel l’architecte déclare : « Le logement n’est pas une simple marchandise (…) Concevoir des logements, c’est comme coudre un gant que l’on retourne sans cesse. Il faut être bien dedans et qu’il soit bien fini dehors ». En trente ans de carrière elle a constaté que le logement de 3 pièces avait perdu 10 m2…

 

(6)JEANNERET et OZENFANT, « Après le Cubisme », 1919, réédition Altamira, Paris, 1999.

Egalement, CD des entretiens de Le Corbusier avec Georges Charensol (1962) et Robert Mallet (1951), La librairie sonore, Frémeaux & associés. On y entend la voix à l’accent genevois d’un Le Corbusier hésitant parfois, fragile et humain, touchant parfois par sa naïveté et sa franchise.