4-APPORTS INTERACTIFS DU MOUVEMENT MODERNE ET DE LA MEDITERRANÉE (décennies 1950-1960) : quand les cultures se croisent s’enrichissent mutuellement dans un climat de violence

4-4-Plan de Constantine et déclin de l’Agence du Plan d’Alger

En pleine guerre d’Algérie, le 3 octobre 1958 le général de Gaulle annonce depuis la préfecture de Constantine le lancement d’un plan de développement économique et social de l’Algérie. Cette annonce est destinée à calmer les belligérants, FLN et partisans de l’Algérie française, et peut-être, dans l’esprit de Charles de Gaulle, permettre au futur état indépendant d’être reconnaissant aux efforts de la France. Le financement de ce plan économique et social, de l’ordre de 15 milliards de francs de l’époque (120 milliards de 1993). C’est un plan «à la française», compatible avec l’économie de marché, semblable à ceux mis en place en métropole après 1945 pour reconstruire la France. Ce Plan visait à hisser le niveau économique, social et culturel de l’Algérie à un niveau européen.

Le projet annoncé par de Gaulle était déjà le fruit de travaux antérieurs pour le développement de l’Algérie, mais depuis 1945 ils sont maintes fois ajournés par manque d’intérêt des gouvernants occupés à la Reconstruction de la France. Ce 3 octobre 1958, pour la première fois ils sont pris en considération au plus haut sommet de l’Etat.

Le lobby des colons algériens fait un blocage aux réformes, lesquelles, quand elles seraient étudiées, ne sont de toute façon pas à l’ordre du jour des gouvernements successifs. Un groupe d’études est pourtant mis en place présidé par le conseiller d’Etat Roland Maspetiol pour réfléchir et proposer des solutions en regard de la situation économique de la France. Le « Rapport Maspetiol » fut remis au gouvernement en juin 1955, montrant la compatibilité de l’effort à fournir avec la croissance économique de la métropole dans cette deuxième décennie des Trente Glorieuses. 

Retravaillé le rapport devient un document présenté sous le nom de « Perspectives décennales du développement économique de l’Algérie » ; celui-ci, présenté en 1957 avec les perspectives chiffrées de la contribution financière de la métropole, fournira le contenu du plan annoncé par de Gaulle à Constantine en 1958, puis de support pour l’aide que consentira la France après l’indépendance.

Pour mettre ce plan en œuvre, de Gaulle nomme Paul Delouvrier Délégué général du gouvernement en Algérie, assisté de Jean Vibert comme directeur du Plan, avec mandat de « pacifier, administrer, mais en même temps transformer ». Le Plan de Constantine, en étroit lien avec les plans quinquennaux français, était ambitieux et concernait tous les domaines, mais la construction de logements y tenait une place particulièrement importante.

Dans un article publié en décembre 1959 dans Technique et Architecture[1], René Mayer, chef du Service de l’Habitat à la Délégation générale du gouvernement en Algérie, analyse l’habitat social en Algérie, d’abord son évolution jusqu’au Plan de Constantine,  ensuite le Plan de Constantine et les problèmes de sa mise en application. Par habitat social, Mayer parle essentiellement de logements s’adressant à la population musulmane, dont le déracinement et la misère l’a poussée à s’entasser dans des bidonvilles autour des grandes agglomérations. Il rappelle tout d’abord que l’annonce d’une politique d’expansion de l’habitat faite en septembre 1959 par le général de Gaulle dans son discours de Constantine, n’est que le prolongement d’une évolution du programme social mis en place depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Auparavant, depuis 1845, l’habitat était laissé à l’initiative privée, et ce n’est qu’à partir de 1937 que l’Etat s’ingère dans les programmes de logements sociaux, tant en milieu urbain que rural. La guerre de 1939-1945 en freinera l’application, et ce n’est qu’après que les mesures s’appliqueront et prendront effet, parmi lesquelles un nouveau régime de prêts provisoires des HLM en 1947, la création du Fonds de Dotation de l’Habitat, le régime de prêts à la construction privée en 1949, la prime à la construction au mètre carré, destinée à encourager les constructions auto-financées. Toutes ces mesures se sont traduites par un accroissement du volume d’investissement et donc de constructions qui atteignent 30.000 logements en 1959, soit un taux de progression de 20% entre 1953 et 1958. Cette progression du nombre de logements sociaux s’est trouvée favorisée par une évolution sociale de la population musulmane, la sédentarisation d’abord, l’adoption du mode de vie européen ensuite. Les modes de constructions traditionnelles sont abandonnés, même ceux évolués comme la voûte « Rhorfa », ainsi que les coutumes de vie traditionnelle refermant sur eux-mêmes les lieux d’habitation. Ces changements favorisent la « compénétration, pleine d’avantages pour les deux communautés », écrit Mayer.

Le Plan de Constantine arrive dans un climat favorable au progrès social, et les problèmes de sa mise en application pour satisfaire le logement de 1.500.000 personnes et organiser la création de 400.000 emplois nouveaux. En Algérie, la part consacrée au loyer ou à l’investissement est plus élevée qu’en France, elle représente environ 20% du salaire. L’intervention des fonds publics est d’autant plus importante qu’elle s’adresse à des classes sociales plus modestes. A côté de ces aides au financement des prêts pour les candidats à la construction, l’Etat consent des avantages financiers pour l’équipement des entreprise et l’industrialisation des modes constructifs afin d’améliorer la productivité du secteur du bâtiment. Enfin en coordination et en accompagnement avec la construction de logements, et ce qui était trop souvent négligé lors des programmes sociaux, des moyens réglementaires, techniques et financiers favorisent les aménagements urbains contribuant à donner un meilleur aspect aux cités. Par un décret du 31 décembre 1958, le Ministère de la construction met en place des zones à urbaniser en priorité, les ZUP, réglementant des programmes de constructions de 500 logements et plus, afin que les équipements nécessaires suivent, voiries, réseaux, ainsi que les équipements nécessaires à la vie d’une cité, éducatifs, culturels, commerces, etc. En trois ans (1957-1960), le rythme des mises en chantier de logements fut multiplié par trois. Le financement en provenait pour l’essentiel du Fonds de dotation de l’habitat et des crédits de l’Habitat rural, deux rubriques inscrites au budget de l’Algérie.

La construction devait drainer des ressources qui entraîneraient dans son sillage toutes sortes d’industries sous-traitantes (carrières, industrie du bâtiment, matériaux de construction, peintures, industrie du meuble, voiries et réseaux divers, etc.). La construction était ainsi chargée d’être l’un des principaux moteurs de la croissance. Cette intense activité donna du travail aux architectes algériens, mais également à ceux de la métropole, ce qui crée des tensions et des jalousies. Les architectes d’Algérie avaient collé le sobriquet d’architectes « caravelle » à leurs confrères de la métropole, la plupart des parisiens, qui faisaient la navette entre Paris et Alger à bord de la Caravelle, cet avion mythique des années 1950-1960.

En pleine guerre, le bâtiment entraîna alors à sa suite, dans une croissance à deux chiffres, la plupart des indicateurs économiques. Les emplois créés devaient à leur tour alimenter les ressources. Seules certaines industries légères comme celles du secteur textile, n’entrèrent pas dans ce cycle vertueux.

Dans l’enseignement, sur la même période, les effectifs d’enfants musulmans scolarisés furent multipliés par près de trois et ceux du secondaire furent majorés d’un tiers, passant de 37.500 en novembre 1957 à 49 300 en novembre 1960.

Le programme de Constantine devait réunir les conditions pour une politique sociale d’envergure, aide à la construction, financement de programmes, aide à l’industrialisation, urbanisme concerté et contrôlé. René Mayer écrit en conclusion de son article : « c’est sans doute un grand mérite de ce plan que d’avoir provoqué par l’ampleur de ses dimensions, un tel ensemble d’efforts tous orientés vers la réalisation de cette œuvre pacifique, loger un million de personnes et créer quatre cent mille emplois ». Cette réaction tardive au sous-développement de la population musulmane ne suffira pas à endiguer la ferveur nationaliste qui finira par l’emporter avec l’indépendance chèrement acquise en juillet 1962. Des restes de ce plan de Constantine sont restés longtemps visibles à Oran, où des logements sociaux sont restés inachevés, à l’état de carcasses ce qui leur vaudra comme appellation ce sobriquet.

Arrivé tardivement pour tenter de combler les fractures sociales et ethniques, le Plan de Constantine entretient de faux espoirs chez les Pieds-noirs qui voyaient dans ces investissements massifs un encouragement de la métropole à maintenir une Algérie française, ce qui accentuera le sentiment de trahison et conduira certains à des actions extrémistes. Finalement le Plan de Constantine n’aura survécu que trois ans…

Souvent « présenté comme une ultime tentative de récupérer l’Algérie », le Plan de Constantine n’aura pas que des retombées positives pour l’architecture et l’urbanisme: à Alger liquidation de l’Agence du plan remplacée par des ingénieurs des « Ponts et chaussées », déshumanisation des programmes urbains, raisonnement en termes quantitatifs et non qualitatifs… La bureaucratie reprend ses droits, et resurgit dans les plans d’urbanisme un zoning discriminatoire. L’exemple de l’opération de Rocher Noir (Bou-Merdes) pour y implanter la « capitale » administrative est caractéristique de cette façon technocratique de traiter l’urbanisme, sans connaissance du territoire. « Capitale » éphémère du gouvernement provisoire, Bou-Merdes sera reconvertie en centre d’études des hydrocarbures après l’indépendance.

Vincent du Chazaud, le 18 février 2020 


[1] TECHNIQUE ET ARCHITECTURE – 20ème année – N°1 – décembre 1959, « l’habitat social en Algérie dans le cadre du plan de Constantine », par René Mayer, chef du Service de l’Habitat à la Délégation générale du gouvernement en Algérie.