BILLET n° 148  – TROIS LIVRES DE MAUVIGNIER, RICHARD ET SIMOUNET

 

Coup sur coup, au sens propre comme au figuré, je viens de lire trois livres dont j’ai de l’estime pour leurs auteurs, Laurent Mauvignier, Jean-Marc Richard et Roland Simounet, cités dans l’ordre où je les ai lus.

Je les ai lus vite, ce qui m’arrive peu. L’envie de savoir, de savoir ce qui se tramait, ce qui se cachait, ce qui se déchirait ou se recousait, sur un territoire et avec des hommes complexes, en Algérie.

Cinquante ans après l’Occupation allemande, les relations entre les deux pays, la France et l’Allemagne, se sont normalisées, les haines et les rancœurs se sont estompées ; il est vrai que cette occupation n’a duré que quatre années, des années terribles pour les otages et les déportés, semées d’atrocités.

Cinquante ans après l’indépendance de l’Algérie, les relations entre les deux pays restent tendues, la colonisation et son cortège de souffrances et d’inégalités est une blessure encore vive; il est vrai que la colonisation a duré cent trente années, avec des périodes semées d’atrocités, la pacification puis la guerre de libération, avec entre les deux les inégalités de la colonisation.

 

Le premier « roman », « Des hommes »[1] de Laurent Mauvignier, m’a replongé dans ce terrible film « Voyage au bout de l’enfer » de Michael Cimino sorti en 1979, et qui lui se déroulait durant la guerre du Vietnam, traversé par un Robert de Niro dans un de ses meilleurs rôles, on n’en dira pas autant pour Gérard Depardieu dans l’interprétation de l’appelé de la guerre d’Algérie, ayant atteint la cinquantaine et revenu de tout. Même scénario ou presque, avant le départ d’ouvriers de la métallurgie pour le « Voyage au bout de l’enfer », ou de paysans pour « Des hommes », embarqués sans trop comprendre ce qui les attend et ce qui leur arrive dans une aventure inique qui les dépasse, dans laquelle ils deviendront des spectateurs puis des acteurs ambigus, cruels, racistes, marionnettes manipulées au beau milieu d’enjeux internationaux…

Le style d’écriture de Mauvignier est un peu déconcertant au départ, il répète, se répète, se rerépète …

« Est-ce que ça te plaît ?

Est-ce que ça te plaît ? », d’autant qu’auparavant l’auteur nous prévient que « la question que tout le monde aura en tête, à part lui, lui seul, dont la question n’aura plus aucun sens. » Alors pourquoi remettre le couvert ? Merci j’ai déjà dîner avec l’Étranger d’Albert Camus.  Des phrases courtes, Camus savait les alterner avec de longues descriptions, jouant avec ombre et lumière.  

En écriture, comme en architecture, les jeux sophistiqués pour attirer l’attention sont fatigants pour l’esprit, et la compréhension de l’histoire… C’est ce que j’ai craint avec ce roman, somme toute intéressant pour ses « études de caractère », transposé au cinéma. Là, pour ma part, l’intérêt a terriblement faibli, on a tourné au Maroc qui n’est pas l’Algérie, on perd ses repères entre le jeune (Yoann Zimmer) et le vieil appelé (Depardieu), les allers-retours entre l’Algérie de 1958 et la France de 1990. Bon, avec « Voyage au bout de la nuit », c’était plus trinaire, avant, pendant, après…

Intérêt du film ? Plus grand monde ne lit, à part des phrases syncopées et des mots bidouillés tapés à la va-vite sur un téléphone portable… alors ces images du film rappellent l’énorme souffrance que certains appelés ont dû se trimballer avec eux-mêmes et eux seuls, le reste de la France dans sa troisième décennie de croissance leur demandant un « peu de pudeur » avec leurs « histoires à dormir debout ». En avant toute vers la modernité et le yé-yé, et tant pis pour ceux qui auraient des cas de conscience. Mais ça finit toujours par ressurgir. Les atrocités des guerres doivent être partagées, autant avec les victimes (il y en avait des deux côtés) qu’avec les bourreaux (il y en avait des deux côtés). Je n’aime pas cette phrase haineuse et imbécile de Sartre tirée de sa préface du livre de Frantz Fanon  « Les Damnés de la Terre » : « Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé ; restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds ». Jusqu’où doit-on aller à ce compte-là ? De quel Européen tu parles, Sartre ? De Roland Simounet ? De Jean de Maisonseul ? Tu règles tes comptes avec Albert Camus ? Tu as montré le pleutre que tu as été durant l’occupation de la France par les Nazis… As-tu abattu un Allemand en pensant faire d’une pierre deux coups ?

 

 

Le second « roman », très autobiographique, est intitulé par l’éditeur « Algérie, le retour amoureux »[2], sur lequel l’auteur Jean-Marc Richard a ajouté en sous-titre «Un pays sous fausse identité », ce qui correspond mieux au contenu. Dans ce livre, on lit ce qu’on ne lit pas sous toutes les plumes, c’est-à-dire des vérités que l’on n’aime pas entendre, que ce soit des oreilles françaises ou celles algériennes. Jean-Marc Richard étant Pied-noir, sans doute faudrait-il équilibrer avec d’autres textes d’anciens Harkis, d’anciens Fellagahs, d’anciens de l’OAS, d’anciens du FLN, et j’en passe, de ceux qui ont souffert du colonialisme, de ceux qui en ont profité, de ceux qui sont restés neutres, de ceux qui ne se sont pas sentis concernés mais que l’histoire a rattrapé et finalement impliqué. Moins de dix ans après l’indépendance une jeune archéologue algérienne m’a dit quelque chose comme ceci à Alger: «On préfère vivre pauvre mais libre, que riche et esclave… »

Auparavant, l’auteur avait écrit en 2013 « Les entretiens de Miliana »[3], livre utopique dans lequel il imaginait que les Accords d’Evian auraient été respectés de part et d’autre, à partir du cessez-le-feu décrété le 19 mars 1962 à 12h00. On sait qu’il n’en fut rien, les armées algériennes des frontières sont entrées dans le pays muselant les combattants de l’intérieur, éliminant les chefs historiques trop encombrants. Du côté des Pieds-noirs, l’OAS a tenté une politique de la « terre brulée », incendiant la bibliothèque universitaire d’Alger, assassinant ceux qui voulaient rejoindre la métropole. Quant à l’armée française, elle avait l’ordre de rester cantonnée dans leurs casernes, laissant des Pieds-noirs se faire massacrer comme à Oran ou livrant les harkis aux mains des « épurateurs » de ces fins de guerre, les plus sanguinaires comme pour se rattraper de n’avoir pas participé à la « vraie » libération de leur pays. Richard conclut en écrivant : « D’ailleurs, dès leur retour à Tripoli, les délégués du GPRA furent à peu près désavoués : trop de concessions faites aux non-musulmans, même pour ceux installés dans le pays depuis presque toujours (Arabes ou Berbères devenus chrétiens, juifs installés depuis l’Antiquité), depuis plusieurs siècles (la communauté juive d’origine ibérique), ou depuis plus d’un siècle (la communauté chrétienne). Même les chrétiens, juifs ou communistes athées qui avaient combattu pour l’indépendance furent progressivement rejetés, voire chassés ou éliminés. »

  

 

Le troisième n’est pas un « roman », mais comme son titre l’indique, « Traces écrites »[4], des traces laissées dans la mémoire et retranscrites, celles de l’architecte Roland Simounet, l’un des meilleurs du 20ème siècle ; il rend à la fois hommage à Le Corbusier qui a stimulé le « groupe d’Alger » avec Jean de Maisonseul, Louis Miquel, Pierre Bourlier, lui-même et d’autres, rendant hommage à Camus et l’époque du Théâtre de l’Équipe, et rendant hommage à l’Algérie, hommes et paysages, qui lui a tant donné pour construire son œuvre jouant sur la matière, l’ombre et la lumière… la Lumière. Comment a-t-il fait pour réussir le pari de faire du musée de Villeuve-d’Ascq une architecture lumineuse, dans une région minière du Nord dont ce n’est pas la lumière qui en est ce qu’on en retient ?

Après les deux ouvrages sombres décrits plus hauts, celui-ci est un rayon de lumière qui irradie les hommes de bonne volonté. C’est plein d’anecdotes, dont j’ai retenu celle-ci. En partance dans une voiture traction avant Citroën pour Orléansville après le séisme, était au volant Camus, et comme passagers Simounet, de Maisonseul et une jeune fille qui allait rejoindre son fiancé, architecte sur le chantier de reconstruction de la ville sinistrée. Chacun y va de son histoire ou de sa chanson, celle de la jeune fille était « Le Gorille » de Brassens, ce qui mit les passagers dans la confusion sauf le chauffeur. Puis vint le moment de montrer sa connaissance de la langue de « Cagayous » (argot pied-noir). « Quand vint mon tour, écrit Simounet, je choisis de comparer quelques mots exprimant les rapports entre jeunes gens et jeunes filles. Il se disait : fréquenter, faire fiancé, rombiner, faire caprice et enfin une expression plus rare « se parler » : depuis quand y parle avec la fille… Camus me laisse à peine terminer ma phrase et d’une réplique cinglante et narquoise me dit : « Surtout que chez nous on parle avec les mains ». J’en « restai axe ». »

Le livre se termine par une postface de Jean de Maisonseul rappelant que « tous les textes réunis dans ce livre expriment les affinités constantes de Roland Simounet avec l’Algérie et le Maghreb. On découvrira une sensibilité d’écriture où, comme chez Le Corbusier « Architecture et Poésie » ne sont pas séparables ».

Pour clore, de Maisonseul  rappelle qu’après le tremblement de terre de 1980 à El Asnam (ex Orléansville ayant subi celui de 1954), seul le Centre Albert Camus construit par Louis Miquel et Roland Simonet, ainsi que la mosquée construite par Hansberger, ont résisté…

 

 

Vincent du Chazaud, le 11 juillet 2021

[1] MAUVIGNIER Laurent, Des hommes, Les Éditions de Minuit, Paris, 2009

[2] RICHARD Jean-Marc, Algérie, le retour amoureux – Un pays sous fausse identité, éditions L’Harmattan, Paris, 2021

[3] RICHARD Jean-Marc, Les entretiens de Miliana, éditions Lulu, Paris, 2013

[4] SIMOUNET Roland, Traces écrites, éditions Domens, Pézenas, 1997