BILLET n°165 – LES DEUX « GERMAINE »

 

C’est en reprisant mes chaussettes que j’ai pensé à Germaine… ou plutôt à deux « Germaine ».

 

La reprise des trous dans les chaussettes, je tiens ce savoir-faire de ma mère, qui elle-même le tenait de ma grand-mère, Germaine Peignon, née Durouchoux. Dans cette famille un colonel de la Garde nationale, Pierre Durouchoux, fut tué pendant la Commune en mai 1871 durant la semaine sanglante face aux Fédérés. Républicain reconnaissant la légitimité d’Adolphe Thiers, il défendait avec une poignée d’habitants leur quartier de la rue du Bac et de la rue de Lille contre les incendiaires de la Commune. En 1875, une rue du 14ème arrondissement de Paris, proche de la mairie, lui rendait hommage, ce qui irritait mon oncle Louis, fils de Germaine Peignon-Durouchoux, prêtre ouvrier de la Mission de France, syndicaliste CGT. Par décision du Conseil de Paris en juillet 2011 la rue est débaptisée pour prendre le nom de l’ancien maire du 14ème arrondissement Pierre Castagnou, décédé en 2009. Pour justifier cette décision, Mme Hidalgo, traitait Pierre Durouchoux de « personne peu honorable », faisant un raccourci historique sans connaître l’homme, oubliant peut-être que son « palais » de l’Hôtel de Ville avait été incendié le 24 mai 1871 sur ordre de Jean-Louis Pindy, anarchiste de la Commune de Paris nommé le 31 mars 1871 gouverneur de l’Hôtel de Ville. Ainsi, il faisait partir en fumée l’état civil parisien antérieur à 1860. « L’honorabilité » n’est pas l’apanage d’une seule idéologie ou d’un seul camp, surtout dans les périodes d’exaltations révolutionnaires. Combien de fois je m’en suis voulu de jugements maladroits, hâtifs, à l’emporte-pièce sur des personnes que j’ai pu froisser injustement. Je suis d’accord avec un libraire du 14ème arrondissement quand il dit que l’on ne devrait pas donner aux rues des noms de personnes, grandes un jour, petites le lendemain, honorées un temps, revisitées et vilipendées en d’autres temps.

 

C’est aussi en reprisant mes chaussettes que j’ai pensé à une autre Germaine, née Richier. En tirant, en passant et en repassant mon fil, j’ai revu ses sculptures exposées au Centre Pompidou[1], « L’Araignée » (1946), « La Lutte » (1946), « Le Diabolo » (1950), « Le Griffu » (1952) ou « La Fourmi » (1953), sculptures à fils aux formes hybrides, homme, animal, végétal, tous tendus, tous unis pour une même cause, celle de la Terre. Germaine Richier, sculpteur durant les décennies 1930-40-50, eut, elle, à défendre son honneur face à des intégristes religieux. C’était à la suite d’une commande que lui avaient faite en 1950 le chanoine Jean Devémy et le père dominicain Marie-Alain Couturier d’un Christ en croix pour l’église d’un important ensemble de sanatoriums dans la région d’Assy, Notre-Dame-de-Toute-Grâce. Marie-Alain Couturier (1897-1954), artiste et théoricien de l’art, est un des acteurs du renouveau de l’art sacré en France. Dès 1936, avec Pie Raymond Régamey ils prennent la direction de la revue « L’Art sacré ». Elle sera un support pour diffuser l’ouverture d’une partie du clergé à l’art moderne dans l’architecture religieuse et son décor, rompant avec l’académisme et les figures Saint-sulpiciennes. Après-guerre, le père Couturier n’hésite pas à faire appel à des artistes pourtant hâtés ou agnostiques pour renouveler l’art sacré, car pour lui « tout art véritable est sacré ». Il servira d’intermédiaire entre Le Corbusier et ses commanditaires pour le projet de la chapelle de Ronchamp pour lequel il joua un rôle décisif, et pour celui du couvent de la Tourette qui lui doit beaucoup.   

Pour décorer l’église du Plateau d’Assy, dont l’architecte est Maurice Novarina qui construit un édifice sans prétention avec des matériaux locaux, couvert d’un large toit à deux pans,  les deux hommes d’église, Devémy et Couturier, ont fait appel à de nombreux artistes importants dans le renouvellement de l’art: Le communiste Fernand Léger, le juif Marc Chagall, Pierre Bonnard, Jean Lurçat, Georges Rouault, Jean Bazaine, Georges Braque, Jacques Lipchitz. Picasso, approché par le père Couturier, préfère l’orienter vers Henri Matisse.  Et puis Germaine Richier… son Christ en croix va soulever une polémique chez les catholiques entre les modernistes et les traditionnalistes, une sorte de bataille d’Hernani, la « querelle de l’art sacré ». Le scandale prit corps à Angers lors d’une conférence que devait donner le chanoine Devémy sur l’église d’Assy, interrompue par des intégristes influents auprès de rigides prélats romains et distribuant des tracts intitulés « On ne se moque pas de Dieu ». On y voit un très beau visage comme celui d’une vedette de cinéma, couronné d’épine, avec en légende « Seigneur, nous vous aimons », à côté de l’humble Christ de Richier, brindille fragile basculant en biais les bras en croix vers ceux qui pourraient être à ses genoux, avec cette légende « Le Christ ? NON ! Un scandale pour la piété chrétienne ». Teintée de misogynie (une femme sculpteur déjà, pour une œuvre d’église en plus !) l’affaire s’envenime dans la presse, elle remonte au Vatican. L’évêque d’Annecy fait retirer le Christ de l’église pour être remisé dans le presbytère avant d’être accroché dans la « chapelle des morts ». Le Christ d’Assy est replacé au maître-autel en 1969, et il sera classé monument historique en 1971.

Lors de leurs premiers contacts, le chanoine Devémy avait proposé à Germaine Richier ce texte de la Bible (Isaïe 53-2), dont elle tirera sans aucun doute un immense profit pour concevoir son œuvre : « Comme un surgeon, il a grandi devant nous, comme une racine en terre aride, sans éclat ni beauté nous l’avons vu et sans aimable apparence, objet de mépris et rebut de l’humanité »[2]. Texte prémonitoire, s’il en fut, et qui colle tellement bien à l’œuvre de Germaine, déposée un temps de l’autel de l’église d’Assy, comme fut déposé le corps du Christ descendu de la croix, remis à sa mère avant d’être mis au tombeau…  

Attristée par tant de violence et d’incompréhension sur son œuvre sincère, Germaine Richier écrit en 1951 au chanoine Devémy, au retour d’un passage à Assy, pour lui demander de lui retourner sa sculpture dans une caisse. Un an plus tard elle se ressaisit et lui écrit à nouveau : « La journée d’hier était vraiment triste et ma déception était grande de voir après de longs mois et non moins de grandes promesses ce malheureux Christ exposé aux quatre vents, à la curiosité des passants. C’était vraiment un choc douloureux, et vous comme moi, nous l’avons senti (…) Je suis tout à fait d’accord pour la Chapelle dite des morts, que je m’empresse de rebaptiser la Chapelle du Christ d’Assy, puisque l’on a voulu qu’il y ait un Christ d’Assy. Là il sera à sa place, non loin de son autel près des gens qui prient, avec eux (…) Que ce Christ de misère redevienne un Christ de paix. Alors je suis sûre que nous aurons gagné la bataille. »

 

Pour André Malraux, le Christ d’Assy est « le seul Christ moderne devant lequel nous pouvons prier », et le père Couturier aimait à dire que « il vaut mieux s’adresser à des hommes (je rajoute ou des femmes) de génie sans la foi, qu’à des croyants sans talent »[3].

 

Vincent du Chazaud, le 1er avril 2023 

 

 

[1] Exposition « Germaine Richier » au Centre Pompidou du 1er mars au 12 juin 2023.

[2] Autre traduction : « Car devant le Seigneur, le serviteur avait grandi comme une simple pousse, comme une pauvre plante qui sort d’un sol desséché. Il n’avait pas l’allure ni le genre de beauté qui attire les regards, il était trop effacé pour se faire remarquer ».

[3] Article de 1950 du père Marie-Alain Couturier intitulé « Aux grands hommes les grandes choses » dans lequel il écrivait aussi : « Cent vingt églises ont pu être bâties autour de Paris sans qu’un seul des grands architectes français, respectés du monde entier, ait été seulement consulté ».