Dans son « Journal de Vézelay, 1938-1944 »[1], Romain Rolland nous offre sa vision du monde en cette période de guerre et nous décrit sa vie quotidienne[2] depuis sa maison dominant la vallée de la Cure, où il reçoit ses hôtes de passage venus consulter le « vieux sage ». Quittant la Suisse où il résidait depuis 1921, il s’installe à Vézelay avec sa femme Macha au printemps 1938, à l’âge de 72 ans, las de la politique et malade; il y demeure jusqu’à sa mort le 30 décembre 1944, sans voir la fin de la guerre et du fascisme, ce qu’il désirait tant.

 

Bien que retiré de la vie publique, il reçoit dans sa maison au 14 rue Saint Etienne des personnalités, comme des gens du pays, de simples militants, des prêtres. Parmi ses hôtes illustres, la reine Elisabeth de Belgique, le premier secrétaire du parti communiste Maurice Thorez, l’américain Waldo Frank, l’écrivain Paul Claudel, le romancier Jean-Richard Bloch, le poète René Arcos également éditeur de Romain Rolland, l’historien Louis Gillet, le poète communiste Louis Aragon et tant d’autres, on trouve un certain Le Corbusier. Il rendit visite à Romain Rolland à cinq reprises, le 5 septembre 1939 quand il « dépose » sa femme affaiblie, Yvonne Gallis épousée en 1930, dans un hôtel de Vézelay, puis le 16 novembre 1941, le 6 mars, le 14 juillet et le 2 octobre 1942, durant ses tentatives pour « vendre son âme » à Vichy. Ce sont les impressions qu’ont laissées Le Corbusier sur Rolland qui sont retranscrites ici. Avec une grande acuité intellectuelle, l’écrivain dépeint sans concession l’homme intelligent mais complexe qu’était Le Corbusier. Celui-ci était tout entier concentré sur ses visions d’un urbanisme révolutionnaire, quand la guerre faisait rage autour de lui laissant des champs de ruine sur lesquelles il rêvait d’élever des villes idéales. On se rappelle le commentaire de Jean Prouvé sur « l’escapade » de Le Corbusier à Vichy pendant la guerre : «J’ai beaucoup plus côtoyé Jeanneret que Le Corbusier, notamment pendant la guerre. La position de Le Corbusier à cette époque m’a un peu étonné : il s’est précipité pour aller voir le gouvernement de Vichy. Le Corbusier aurait fait ses pilotis partout pour montrer qu’il fallait faire des pilotis ! Tous les moyens étaient bons. Remarquez, il s’est fait virer de Vichy, ça a été vite fait. » [3]

 

Bien des aspects de la personnalité complexe de Le Corbusier sont abordés par Romain Rolland, qui pourtant ne le connaît qu’à travers ces rencontres et ce qui a pu être écrit ou dit sur sa personne et son travail. De manière récurrente dans ces chroniques sont relatés les relations conflictuelles de le Corbusier avec sa femme malade, son détachement face aux événements pour ne se concentrer que sur son œuvre, sa méconnaissance et son peu d’intérêt pour la politique et son personnel, la seule valeur qu’il leur reconnaît se mesurant à l’aune de leur capacité à accepter sa vision de la cité moderne, sa rivalité avec Auguste Perret dont il reconnaît le « métier », mais qu’il juge un homme du passé et sans idée, ses défaites à répétition qui le désarçonnent, que son opiniâtreté naïve remet toujours en selle mais vainement, victime du système, de l’argent et des technocrates. Romain Rolland voit en Le Corbusier une sorte de mystique de l’art et de l’architecture au physique d’ascète, prédisposé en cela par ses origines huguenotes…

 

Cependant, Le Corbusier ne manquait pas d’une certaine ironie déconcertant son interlocuteur, et un détachement aux choses et aux événements qui lui ôte toute ambition personnelle. Romain Rolland reconnaît l’intelligence, voire le génie de Le Corbusier, un révolutionnaire donc en avance sur son temps, isolé en cette période d’Occupation durant laquelle l’entourage de Pétain était constitué en majorité d’hommes réactionnaires et traditionalistes. Décédé en 1944, Romain Rolland ne verra pas Le Corbusier batailler avec la même administration après la guerre, mais heureusement appuyé par des hommes politiques progressistes et réformistes, ce qui lui permettra de mettre en œuvre, partiellement, des projets architecturaux et urbains dont la qualité et l’intérêt sont presque unanimement reconnus aujourd’hui, puisque échouant de peu devant la commission de l’UNESCO pour être inscrits au « Patrimoine mondial ».

 

A son premier passage à Vézelay Le Corbusier y retrouve son ami Jean Badovici[4] avec lequel il partage les mêmes engagements radicaux sur l’art et l’architecture. Eileen Gray, artiste irlandaise, construisit pour elle et Jean Badovici la villa E1027 à Roquebrune Cap Martin, face à la Méditerranée, architecture très épurée et d’esprit très proche du Mouvement moderne. Le Corbusier y résida avec son épouse à l’été 1938, il y exécuta d’imposantes peintures murales érotiques, ce qui ne fut pas du goût d’Eileen Gray, y voyant là une intrusion dans son architecture qu’elle voulait très pure. Le Corbusier renouvela cette expérience picturale dans la maison de Badovici rue de l’Argenterie à Vézelay, une fresque représentant deux baigneuses.

 

Voici le récit que fait Romain Rolland de ses cinq rencontres avec Le Corbusier:

 

-5 septembre 1939 : « Visite de Le Corbusier. Il est venu amener sa jeune femme, fatiguée, nerveuse, à un hôtel de Vézelay, pour se reposer. Il la dit paysanne, en rien intellectuelle, très timide et sensible. Pour lui, il ne paraît pas beaucoup s’en faire. Citoyen français depuis dix ans (il est Suisse de naissance), il attend son ordre de convocation, dans un service de l’arrière. Il avoue qu’il a grand peine à se représenter l’état de guerre où nous vivons, depuis quelques jours (et cela paraît en effet incompréhensible, dans le cadre harmonieux de ces paisibles paysages, sous la lumière la plus douce de l’année !). Il est surtout occupé – comme toujours- de ses plans et de ses théories esthétiques. Il n’est pas loin d’espérer que des destructions de la crise actuelle sortiront de plus vastes possibilités pour l’art (son art) de se réaliser. À la bonne heure ! Les braves gens, qui se cassent la tête, dans les tranchées, ne se doutent pas qu’ils doivent faire table rase de la vieille Europe (à commencer par eux), pour permettre à MM. Les architectes de bâtir leur Cité ! Bien que très intelligent et lucide, sympathique, il est tellement possédé par son art que ses jugements politiques sont conditionnés par les relations de cet art avec les divers gouvernements. Celui de Moscou a interdit ses livres, juste en même temps que celui d’Hitler faisait de même. Et Mussolini le conviait à venir en Italie y exposer ses plans d’architecture. Il en résulte que, dans la guerre actuelle, il n’a aucune peine à être décidé (sic). »

 

-16 novembre 1941 : « Visite de Le Corbusier qui vient de passer neuf mois à Vichy. Il a beaucoup changé, amaigri, creusé. Il a, une fois de plus, livré bataille pour ses grands plans, et, au moment qu’il croyait réussir, perdu la partie. Il affecte une tranquille indifférence, assurée de l’avenir, qui n’est pas dans sa nature : c’est un grand nerveux qui doit se ronger. La malchance le poursuit. Le général Huntziger, ministre de la guerre, un des rares hommes intelligents, à l’esprit ouvert, du gouvernement de Vichy, qui était pour lui, vient de périr, il y a quatre jours, dans un accident d’avion, en retournant d’une tournée de plusieurs mois en Afrique. Il fait crédit pourtant au Maréchal, au seul Maréchal, dont il exalte le ferme bon sens et la robuste activité. Mais il se heurte à ce qu’il appelle la Technocratie, les hommes des trusts, dont le représentant le plus néfaste au gouvernement est l’ingénieur Le Hideux. Ils étouffent tous les efforts de rénovation. Et dans le domaine de Le Corbusier, ils ont eu l’habileté de débaucher le grand architecte Perret, dont Le Corbusier reconnaît le talent éminent (ils ont longtemps combattu ensemble), mais dont il flétrit l’égoïsme, qui a préféré vaincre avec le secours de l’ennemi, que continuer la bataille avec les amis. Le Corbusier nous fait l’effet, comme à toutes ses visites, d’être très intelligent, bien qu’enfermé dans son domaine – dans son grand plan d’urbanisme – et n’appréciant tout le reste du monde, tous les systèmes politiques, que par rapport aux chances qu’ils offrent de réussite ou non de son plan. Très naïvement. Car il est un homme hanté par son Idée. Il apporte à la servir une passion tenace et concentrée, qui tient du fanatisme de ses ancêtres huguenots, bien qu’il soit trop aguerri par l’expérience pour ne pas masquer ce feu intolérant sous l’ironie du sourire pâle et aigu. Je ne doute point qu’il soit un génie dans son domaine, un précurseur, constamment surexcité et déçu par les événements. Comme il le dit, la réalisation de ses projets impliquerait une révolution fondamentale dans la société – bien que de celle-ci il ne se soucie pas en soi – seulement par voie de conséquence. Premier le bâtisseur, non pas de pierres, mais de béton armé ».

 

-6 mars 1942 : « Au déjeuner, Le Corbusier et sa femme. Elle, Monégasque, le type Italien du Nord très marqué, assez jolie, mais très fardée, sèche et brûlée (intérieurement), le foie malade, on voit tout de suite que ce n’est pas la paix au foyer. Notre Odette, qui les a servis à l’hôtel, dit qu’à chaque repas elle le querellait ; et lui, patient, se taisait. Il nous est sympathique. On le sent tout entier possédé par son idée, et lui sacrifiant tout, éternellement malchanceux et se heurtant à des coteries d’intérêts, bien décidées à ne pas le laisser passer. Que de déboires et d’échecs ! Et ne se lassant point de recommencer et d’espérer. Le comble est qu’à Paris, en ce moment, on fait grand bruit de projets d’urbanisme (« la coulée de verdure » d’un bout à l’autre de la cité, de Boulogne à Vincennes), qu’il a conçus et défendus depuis vingt ans, et c’est pour l’en évincer et les gâcher. « Si seulement, dit-il, il y avait, de l’autre côté, des idées contre lesquelles on pût combattre ! Mais rien… il n’y a rien… pas un seul n’y connaît (quelque chose). À part Perret, qui refait du Louis XVI en béton armé, et qui est un vrai homme du métier, construisant bien mais sans idées… » Le Corbusier a, de plus en plus, son visage d’ascète, très long et maigre (à Vichy, où il était depuis dix mois, on trouve à peine à manger), les yeux absorbés (il a à l’un d’eux un décollement de la rétine) ; il tient, visiblement, de sa race protestante du Jura, qui porte en soi son Dieu, sans réussir à le communiquer. »

 

-14 juillet 1942 : « De nouveau, le pauvre Le Corbusier, toujours déçu, toujours battu et résigné, recommençant. Il me semble marqué du signe de la défaite. Il se heurte à trop de gros intérêts, et il n’a pas la trempe qu’il faudrait à ses idées pour les mener au combat. Il répugne à la parole publique. Il s’abrite dans une sorte de fatalisme, qui attend. Il n’arrive même pas à décrocher sa femme de l’hôtel de Vézelay, où elle est incrustée depuis plus d’un an : elle refuse de le suivre à Paris. Il est sympathique. Il vit tout entier dans son royaume des idées et des formes architecturales. Rien d’autre ne l’intéresse. Il ne voit pas ce qui se passe autour de lui. »

 

-2 octobre 1942 : « De nouveau vient me voir Le Corbusier. Sa femme ayant élu domicile dans un hôtel de Vézelay, il fait constamment la navette entre Vézelay et Paris. Il est totalement détaché des événements, sauf en ce que son art et ses projets d’urbanisme y peuvent gagner ou perdre. Ils n’y font guère que perdre de tous les côtés. Mais il s’est fait un flegme admirable. Il attend… quoi ? la postérité pour qui, j’en ai peur, son temps sera passé… Il m’est sympathique et je crois que je lui suis aussi, tant il a peine à trouver, en une telle époque, quelqu’un qui ne soit pas en proie à un fanatisme. Ce n’est pas qu’il y ait le moindre atome crochu entre lui et Duhamel[5], qui le regarde d’un mauvais œil, parce que ses plans de construction viennent bouleverser la tradition. Même Vildrac[6]  lui en veut de certain dîner où Le Corbusier (c’est lui qui le raconte, en riant) arriva, tout débordant d’enthousiasme, pour une commande qu’il venait de recevoir d’un abattoir ultra-moderne, de proportions gigantesques. Il était tout plein de son sujet et à mesure qu’il en parlait, il voyait le visage de Vildrac se rembrunir. Mais il était lancé, il continuait… Jamais Vildrac ne le lui a pardonné. À ses projets de reconstruction de Paris, Vildrac répond, butté : « J’aime mieux un beau coucher de soleil sur la Seine ». « Mais, dit Le Corbusier en riant, moi aussi ».

 

Ces portraits de Le Corbusier par Romain Rolland confirment les traits de caractère et physiques de l’architecte. Bien que reconnaissant sa volonté et son talent son « génie » même, Romain Rolland ne lui prédit guère un avenir radieux et fécond, notamment à cause de son intransigeance quant à l’application de ses idées révolutionnaires. En fait, après-guerre, Le Corbusier retrouvera des appuis politiques solides et amicaux pour exercer son art, notamment auprès des ministres Eugène Claudius-Petit et André Malraux, et en Inde auprès du Premier ministre Nehru pour la construction de la ville de Chandigarh au Pendjab.

L’intérêt de ces témoignages de Romain Rolland, c’est qu’ils sont donnés « à chaud », sans retouches après coup, comme souvent des témoignages dans ces temps troublés, où trouver une position « noble » n’était pas aisée. Bien des témoins ont revu et corrigé leurs textes, leurs erreurs de jugement, une fois les événements éloignés et la posture à adopter simplifiée : les tergiversations d’un camp à un autre s’effacent alors prudemment. Ce n’est pas le cas pour Romain Rolland, dont le décès avant la fin de la guerre n’aurait pas permis ces modifications, mais y en aurait-il eu besoin ? Non, la conduite de Romain Rolland durant toute la durée de la guerre est claire : justice et liberté pour tous les hommes de bonne volonté, avec en toile de fond la paix pour laquelle il milite depuis 1914. Le portrait fait de Le Corbusier est d’autant plus vrai, et pathétique à la fois, qu’il vient de cet homme-là.

 

 

Vincent du Chazaud, le 10 septembre 2013

 



[1] ROLLAND Romain, Journal de Vézelay, 1938-1944, édition établie par Jean Lacoste, éditions Bartillat, Paris, 2012

[2] “Sous la grandiose horreur de la tragédie, la vermine des petites misères quotidiennes” écrit Romain Rolland

[3] Jean Prouvé par lui-même, propos recueillis par Armelle Lavalou, éditions du Linteau, Paris, 2001.

[4] Jean Badovici (1893-1956), architecte et critique d’art d’origine roumaine, il animera de 1923 à 1933 la revue « L’architecture vivante », fer de lance du Mouvement moderne, qui fera une large part aux projets de Le Corbusier.

[5] Georges Duhamel (1884-1966), écrivain, un humaniste pessimiste, très marqué par la Grande guerre, comme son beau-frère Vildrac. Avec un groupe d’écrivains et d’artistes (Vildrac, Gleizes, Arcos, Doyen, Romains, Jouve), il fonde le groupe de l’Abbaye en 1906, expérience communautaire dans une propriété de Créteil.

[6] Vildrac, de son vrai nom Charles Messager (1882-1971), poète et écrivain, beau-frère de Georges Duhamel et l’un des fondateurs avec quelques amis du groupe de l’Abbaye. Il fut un résistant actif pendant la guerre.