Parfois on regrette de croire que l’on est privilégié parce qu’on a reçu un carton d’invitation, et qu’ainsi on va échapper aux files d’attente interminables des grandes expositions parisiennes. J’en ai fait les frais avec l’exposition qui se tient actuellement au Palais de Chaillot, lieu idéal pour accueillir l’exposition « 1925, quand l’Art déco séduit le monde », puisque construit à cette époque et en portant les stigmates vieillissants[1].

L’Art déco a vite été « répudié » par Le Corbusier et le Mouvement moderne. Jean Prouvé l’a pratiqué quand, jeune ferronnier, il répondait aux commandes de la bonne société nancéenne, puis celles de l’architecte mondain  Mallet-Stevens, avant de changer radicalement de techniques et de commanditaires. Quant au cubisme, il va emprunter ou initier deux voies opposées: l’Art déco ou l’exaltation du décor d’une part, le Mouvement moderne ou le refus du décor d’autre part[2].  Cet art, de la « décoration » comme il se nomme, met en valeur les rites et tocades de la bourgeoisie, autour de laquelle gravitent et grappillent les artistes de l’époque. Rapidement le Mouvement moderne va vers d’autres voies, plus pures, plus sobres, plus près d’une économie de la matière, plus moderne et plus écologique en somme. Comme l’Art nouveau connut une désaffection dès qu’il fut supplanté par l’Art déco au début des années 20 jusque dans les années 60, de même l’Art déco fut mis à mal par le Mouvement moderne à la fin des années 30 jusqu’à l’apparition du Post modernisme dans les années 80, et même jusqu’à aujourd’hui. Cette exposition lui redonne sa chance, mais manque d’un regard critique. Les Allemands, avec la création du Bauhaus dès 1919 par Walter Gropius, posent les bases d’un art total, où toutes les disciplines artistiques se conjuguent et se mettent au service de l’architecture et de la société toute entière. On assiste à une véritable révolution par laquelle l’art est au service du peuple, contre les tentatives bourgeoises de mobiliser la création artistique à son seul profit, que ce soit sous le Second empire napoléonien en France avant la défaite de 1870, ou sous l’Empire wilhelminien en Allemagne avant la défaite de 1918.

 L’Art déco est en réelle rupture avec l’Art nouveau, non comme une avancée mais plutôt comme un recul tourné vers le passé pour une part. L’Art nouveau fut une révolution artistique, culturelle et sociale durant la période entre les deux guerres allemandes de 1870 et 1914, allant d’une défaite à une victoire. S’ensuivit, de 1918 à 1939, allant d’une victoire à une défaite face à l’Allemagne, une période euphorique et trépidante, ralentie par la crise économique de 1929, l’insouciance, l’arrogance et la morgue des possédants creusant les inégalités sociales, ouvrant la porte au fascisme. Dans ce contexte l’Art déco est une reprise et une continuité du classicisme et du « bon goût français » imposé au monde par la grande bourgeoisie de l’industrie et de la finance, comme la noblesse le fit naguère sous les rois Louis des XVIIème et XVIIIème siècle, et que fit perdurer l’empire napoléonien, interrompu entre les deux par le court intermède de la Révolution.

 L’Art déco, heureusement dynamisé par la Révolution industrielle et son cortège de technologies novatrices, ainsi que dopé par l’élan économique créé par les empires coloniaux[3], n’a guère dépassé le cadre de cette classe sociale dominante. Peu de réalisations dans le domaine social, peu de tentatives en direction du monde du travail, l’essentiel de cet art étant tourné vers le luxe, les activités de loisirs et les voyages réservés à une élite.

 L’Art déco est une tentative de synthèse des arts dédiés au luxe. Cette classe aisée, subitement débridée et affolée par la modernité crée le décor du théâtre des « années folles », interrompues par la crise financière de 1929. Elles butteront finalement contre le Front populaire qui permet l’émergence du Mouvement moderne. Celui-ci sera banni sous l’Occupation durant laquelle nombre d’artistes de la période Art déco vont s’accommoder de la collaboration avec l’Allemagne nazie[4]. Selon certains historiens, les autorités allemandes ont fait preuve d’un grand libéralisme, « art, cinéma, théâtre et édition ont connu alors une sorte d’âge d’or » prolongeant le bouillonnement culturel des années 30[5]. Mais ce « libéralisme »[6] n’est pas sans arrière pensée, Hitler voulant affaiblir la France en tant que puissance européenne pour en faire une nation de seconde zone, limitant son activité à la viticulture, la mode, le luxe… La France deviendrait en quelque sorte le « potager et le Luna Park » de l’Europe nazie[7].

 L’Art déco est décadent… ce qui n’enlève rien au talent de ses artistes. Une lumière durant cette période des années 30, ce sont les prémices de l’émancipation féminine à laquelle l’Art déco contribua avec une mode vestimentaire et capillaire adaptée à la vie moderne, en lien avec les revendications sur l’égalité des droits civiques et sociaux.

 Vincent du Chazaud

27 octobre 2013

 

[1] Le Palais de Chaillot correspond avec une période de déclin de l’Art déco. Construit entre 1935 et 1937 par les architectes Léon Azéma, Jacques Carlu et Louis-Hyppolite Boileau, , son monumentalisme néo-classique le range résolument dans l’architecture Art déco, aux côtés des productions d’un Perret par exemple.

[2]  « Ornement et crime » (1908), texte d’Adolf Loos, devient le slogan du Mouvement moderne après sa publication par Le Corbusier dans la revue « Esprit nouveau » en 1920.

[3] Que les déhanchements érotiques de Joséphine Baker aient émoustillé la bonne société, que le boxer noir Al Brown fut un temps l’amant de Jean Cocteau, que l’aviatrice nord-américaine Bessie Coleman, surnommée « l’ange noir », fut contrainte à s’exiler en France pour obtenir son brevet de pilote et y exercer son art, qu’Habib Benglia fut le premier acteur noir français dès les années 30, tout ceci ne pouvait donner bonne conscience et laver les forfaits racistes commis par la colonisation.

[4] Mistinguett, Guitry, Derain, Cocteau, Vlaminck, et d’autres qui s’étaient distingués dans les années 30. Auguste Perret, premier président d’un Ordre des architectes ouvertement antisémite, Le Corbusier qui fréquente le régime de Vichy (voir billet n° 39).

[5] GUÉGAN Stéphane, Les arts sous l’occupation. Chronique des années noires, Beaux Arts Editions, 2012.

[6] « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande » (Jean-Paul Sartre dans « La république du silence ».

[7] « À l’avenir la France jouera en Europe le rôle d’une « Suisse agrandie » et deviendra un pays de tourisme, pouvant éventuellement assurer certaines productions dans le domaine de la mode. »  Eberhard Jäckel, La France dans l’Europe de Hitler (préface de Alfred Grosser, traduction de Denise Meunier), éditions Fayard, coll. « Les grandes études contemporaines », 1968.