Continuant cette équipée à moto, j’oblique à gauche devant l’Assemblée nationale, sans vouloir faire de politique, filant devant les ministères du boulevard Saint Germain, puis à droite le boulevard Raspail. A hauteur du n°32, un curieux immeuble éclectique semble vouloir émerger de ses voisins à tout prix, par une succession de rehaussement de toiture, de tours et de tourelles finissant par une plate-forme comme un observatoire sur la ville. Heureux occupants de ce logement haut-perché… Construit en 1901 par Chastel, portant le beau nom de « La Démocratie », l’immeuble a hébergé Marc Sangnier, qui y mourut en 1930, fondateur du Sillon puis de la Jeune République, intellectuel chrétien de gauche que mon grand-père maternel fréquenta.

 

Plus loin la masse de l’hôtel Lutetia construit par Tauzin s’impose, portant encore les stigmates de l’histoire avec des éclats laissés par les balles des libérateurs de 1944, et subissant l’épreuve du temps avec des filets retenant les pierres des bas-reliefs qui se délitent aux étages supérieurs.

 

En quittant le boulevard Raspail pour la rue de Sèvres, je regarde en direction du n°35, vers ce qui fut l’ancien atelier de Le Corbusier : la lumière est éteinte… d’ailleurs l’immeuble n’existe plus.

 

Après le Bon Marché chargé de sa grande marquise métallique et la station de métro Art déco Sèvres-Babylone, une curieuse fontaine dont le sculpteur a succombé à l’égyptomanie : un homme de l’époque des Pharaons porte deux amphores desquelles l’eau s’écoule. Il lui arrive parfois d’être peint en rose… Peu après la bonne fromagerie « Quatr’homme » tenue par des femmes, avant d’obliquer par l’avenue du Maine et de m’enfiler dans le passage souterrain, sous la dalle piétonne de Montparnasse. Au-dessus les immeubles de Dubuisson, brillants et lisses, émergent des quais de la gare. Cet ensemble de logements, dont les façades sont finement calepinées à la façon d’un Mondrian, est élégamment entretenu. Les panneaux vitrés sertis d’aluminium laissent transparaître la vie qui s’y coule à l’intérieur, une sorte d’illustration vivante de « La vie mode d’emploi » de Perec. L’architecture de Jean Dubuisson est faite de cette retenue toute extrême-orientale, une déclinaison parfaite et sensible du « less is more » de Mies van der Rohe. Quel besoin de plus en effet, tout l’effet est là, sans se pousser du col… ce que n’a pas compris Roland Castro, architecte chargé dans les années 2000 de rénover l’immeuble « La Caravelle » de ce même Dubuisson à Villeneuve-la-Garenne.

 

Faisant face à la gare, la tour Maine-Montparnasse, s’élève à moins de 300 mètres, afin de ne point concurrencer sa voisine la tour Eiffel construite trois quart de siècle plus tôt. Comme elle, cette tour fut l’objet d’attaques et de quolibets. Défendu par André Malraux, alors ministre de la Culture, le projet de Beaudouin, Cassan, Hoym de Marien et Saubot , sera finalement construit entre 1968 et 1973. Cependant la polémique sera telle, qu’elle marquera un coup d’arrêt à la construction de tours intra-muros. Le débat ressurgit aujourd’hui, après presque un demi-siècle. Depuis la rue de Rennes, l’objet surgit, noir et lisse, énigmatique comme le parallélépipède noir du film de Stanley Kubrick « 2001 Odyssée de l’espace ».

 

Je contourne la place de Catalogne bordée des logements kitsch néo-classiques, un « Versailles pour le peuple » dessiné par l’architecte catalan Ricardo Boffil, que l’on a cru un temps marcher dans les pas de son illustre prédécesseur Antonio Gaudi, avant de succomber aux sirènes élyséennes de Giscard et de se fourvoyer avec Bouygues dans des décors cartons-pâtes préfabriqués pour film « peplum ».

 

La rue de l’Ouest, bien nommée tant on est aveuglé du soleil couchant en été, traverse la place Brancusi bordée d’un immeuble de Portzamparc et d’un autre de Grumbach abritant l’excellent restaurant « La coquille » où Mitterrand avait son « rond de serviette », et au numéro 53, un immeuble construit en 1988 par Dottelonde.

Enfin la rue Raymond Losserand, nom d’un conseiller municipal de Paris fusillé au Mont-Valérien en 1942 (1)… Salut au libraire de « Tropiques », salut au marchand de journaux avec lequel j’ai usé, comme avec Mitterrand, mes fonds de culotte sur les mêmes bancs de l’école Saint-Paul à Angoulême, salut aux patronnes du restaurant « Les Frangines », je pousse le porche, deuxième cour à gauche, bonjour madame Zerrouki, c’est la gardienne, je croise Gérard à peine dégrisé de sa nuit de beuverie, les premiers raisins éclosent de la vigne, les merles s’en font un festin, mais que fait Horus, le chat borgne des voisins ???

 

En tout dans cette traversée de Paris, combien d’architectures j’ai cité ? A peine une dizaine… Combien d’architectes, une quinzaine ? Et pourtant c’est un long défilé ininterrompu de bâtiments bordant rues et avenues, places et jardins. Plusieurs centaines d’œuvres, pour presque autant de créateurs. Et mon choix n’est que banal, presque exhaustif, à l’exception de quelques oublis volontaires ou non. Qui se souvient de Virault, l’architecte de l’immeuble hausmmannien en pierre de taille construit en 1896 au 44 rue d’Amsterdam, ou de Silbert architecte d’un immeuble bâti en 1930 au 76 rue de l’Ouest, en brique avec des encadrements de pierre, une frise de feuilles de vigne Art déco courant sous le balcon filant du dernier étage ? Et nous, architectes, qu’allons-nous laisser à nos descendants ? Qui se souviendra de nos noms et de nos œuvres ?

 

(1) La Mairie de Paris a baptisé une place du 12ème arrondissement Itzak Rabbin, et c’est très bien. Mais n’aurait-elle pas dû y associer le nom de Yasser Arafat ? Juste question de justice…

 

Vincent BERTAUD DU CHAZAUD