Billet n°68 – « SPINSTOEL » 1/2

 

En mai de l’année dernière, avec ma mie, nous avons flâné aux Puces transportées rue de Bretagne près de la République. Deux chaises étaient exposées au milieu d’autres, dont une copie du siège de Gerrit Rietveld (1888-1964)[1], la «Roodblauwe stoel » (chaise Rouge et bleue) de 1918 aux formes droites et aux vives couleurs primaires, manifeste du courant hollandais « De Stijl »[2]. Dans ces deux chaises qui nous avaient séduits, l’économie de matière, la forme épurée, le piètement en compas, la tôle pliée, beaucoup de similitudes avec ce qui fait la marque de fabrique des ateliers Jean Prouvé y sont reconnaissables. Eric Guinot, le marchand, nous a donné des renseignements sur leur provenance, la Hollande, leur fabrication, l’atelier Marko à Veendam, leur destination, les collectivités… Quant à leur créateur, il reste inconnu même si on y voit l’influence de deux designers hollandais des années 50/60, Friso Kramer mais surtout Wim Rietveld. Peut-être s’agit-il des designers hollandais Mark Siepel et Ynske Kooistra, dont la contraction du prénom du premier et du nom du second donne « Marko », nom de l’atelier de meubles qui fabriquait la « Spinstoel », et auxquels il faut adjoindre un autre designer associé Jack Vogels.

 

Les chaises sont élégantes et leur piètement original leur confère légèreté et souplesse. Nous sommes repartis sans les chaises, conquis mais hésitants, mais en conservant les coordonnées d’Eric Guinot, homme passionné et pionnier en France de l’importation de ce mobilier hollandais des années 50. Car il y eut dans ces années-là une véritable « École hollandaise » du mobilier, moins connue, à tort, que « l’École scandinave ». Parmi ces designers, deux ont marqué la création batave des années 1950 : Friso Kramer, né en 1922, fils de l’architecte Pieter Kramer, est toujours actif à 93 ans, et Wim Rietveld (1924-1985), le plus jeune fils de l’architecte Gerrit Rietveld. Plusieurs ateliers, auxquels étaient attachés des designers de talent, ont produit un grand nombre de sièges destinés aux collectivités principalement, l’atelier Marko Holland cité plus haut, les sociétés Ahrend et De Circkel qui vont fusionner, la firme Oda filiale de Ahrend, l’atelier Galvanitas. la firme Gispen, tous dont la principale marque de fabrique est celle d’une ossature en acier réalisée avec une économie de matière mais d’une grande robustesse, alliant également fonctionnalité et confort.

 

Friso Kramer est l’auteur de la chaise 4060 dite « Revolt »[3] présentée à la Triennale de Milan en 1954 et diffusée par Ahrend et De Circkel ; il crée toujours et surveille la réédition de ses modèles qu’il continue d’améliorer. Quant à Wim Rietveld il est l’auteur de la chaise « 116 » lancée en 1952 par la firme Gispen[4], dont l’ossature est faite d’une fine tige d’acier cylindrique plein. Ensemble ils vont créer la chaise « Result » en 1958, ainsi que le fauteuil de bureau « Resort » en 1960, édités par Ahrend et De Circkel. La « Pyramid », une chaise créée en 1959 par Wim Rietveld pour De Circkel, présente l’avantage de pouvoir être empilable et son piètement en équerre, dont l’une des branches se prolonge pour recevoir le dossier, possède un système constructif semblable à la chaise trouvée aux Puces. Elle paraît cependant plus rigide par la ligne droite de l’acier du pied au dossier, quand il est infléchi pour l’autre. Cette chaise « Pyramid » est déclinée par Wim Rietveld en table du même nom, éditée en 1959 également par De Circkel. Ici l’influence de Jean Prouvé est double, par son piètement en compas qui est celui de la table « Cafétéria n°512 » de 1953[5], et par sa structure en arêtes de poisson directement inspirée de la table à pied central créée par le constructeur nancéen dans les années 1930.

 

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Table « Pyramid » créée par Wim Rietveld en 1959

 

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Table d’atelier à piètement “Compas” et support de plateau en “arêtes de poisons”, créée par Jean Prouvé en 1953

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Chaise “Spinstoel”

À gauche extrait d’une photo de « Elle déco » d’avril 2015, avec la chaise « Spinstoel » attribuée à tort à Friso Kramer, à droite la chaise « Spinstoel » achetée aux Puces.

 

 

 

Neuf mois plus tard, nous nous sommes décidés pour l’achat de six de ces chaises qui portent le nom hollandais de « Spinstoel 102», dont la traduction pourrait être « Chaise araignée ». La « Spinstoel 202» est une version de cette chaise avec accoudoirs. Son dessin est dans la lignée des chaises produits à cette époque aux Pays-Bas, où l’influence de Jean Prouvé paraît incontestable. On peut la comparer à d’autres chaises à piètement en compas créées en 1958, la « Result » de Kramer et Rietveld, éditée par Ahrend et De Circkel, ainsi qu’à la « type S 16 » fabriquée par les ateliers Galvanitas[6]. Friso Kramer[7] est un des designers hollandais les plus remarqués de cette époque, si bien que beaucoup lui en attribue la paternité. Il paraît que lorsqu’on lui en parle, « Kramer élude la question et en prend ombrage, ce qui ne laisse aucun équivoque sur le fait qu’il n’en soit pas le parrain »[8].

 

Les établissements Marko Holland ayant fait faillite[9], il n’est pas certain que les archives aient été conservées, et donc l’auteur de cette chaise reste une énigme. Et pourtant… je trouve que cette chaise éditée durant la décennie des années 1960 est une des plus élégantes, des plus confortables et des plus ingénieuses qui soient dans la production du mobilier d’après-guerre, faisons-en le détail.

 

Voyons d’abord son concept. Il se distingue par ce piètement avant incliné depuis le sol, fin au départ pour s’épaissir à la jonction avec la barre d’assise et le pied arrière, et se prolongeant jusqu’au dosseret. C’est ici que cette chaise est ingénieuse, fine, élégante, aérienne. L’assise est en porte-à-faux, la partie avant de la chaise est presque entièrement évidée. Cette seule ligne d’une seule pièce fait penser au corps d’un homme dont le dos serait appuyé contre un mur et les jambes tendues en biais faisant appui au sol. Si son inventeur encore vivant pouvait se manifester, j’irai l’embrasser, s’il est mort, j’irai lui porter des fleurs sur sa tombe. Le concept est habile et subtile, même s’il est simple et largement repris depuis, notamment avec cette chaise de jardin pliable fabriquée par Fermob et d’autres produits en Chine.

 

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Chaise “Spinstoel” croquis de profil et détails d’assemblages constructifs

 

 

 

Cette ligne en forme de compas est utilisée par Jean Prouvé dans ses concepts de meubles, notamment pour les bureaux dits « Compas » de 1953, dernier type de structure appliquée à du mobilier de jean Prouvé. C’est ici le principe du pied fuselé en tôle pliée, de section triangulaire, soudés sur une entretoise en tube. A plus grande échelle, le constructeur nancéen l’a utilisé pour ses premières constructions de pavillons industrialisés 6×6 de la SCAL (1939-40), puis il a remplacé ce compas par un portique pour les maisons standard 8×8 et 8×12 dites « Métropole » et « Tropicale » pour les colonies. C’est ce portique qui est repris par Friso Kramer pour sa chaise « Revolt ».

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Croquis de Jean Prouvé pour la revue Intérieur en 1965.

Bureau “Compas” courbe de 1953

 

Voyons ensuite sa fabrication. Elle est très proche de celle des chaises conçues par Friso Kramer, mais plus encore par de celles de Wim Rietveld. L’ossature est réalisée en métal épais avec deux pliages, donc trois faces, ce qui permet cette finesse des ossatures. On sait que Friso Kramer, plus jeune que Jean Prouvé de 21 ans, a voué une grand admiration au travail de ce dernier. Lorsque Jean Prouvé est honoré du prix Erasme qu’il reçoit en 1981 à Rotterdam des mains de la reine des Pays-Bas, Friso Kramer vient le féliciter et lui offre sa chaise « Revolt ». Quant à la firme Oda, filiale de Ahrend qui diffusa les créations de Friso Kramer dans les années 1950, elle déposa dans les années 1930 un brevet de chaise pliante réalisée en tôle pliée. A la même période, la chaise n°4 (produite à grande échelle elle s’appellera « Standard » dans les années 1950) de Jean Prouvé sort de ses ateliers en 1934, caractérisée par son piètement arrière renforcé et massif en tôle pliée, rendant visible selon Prouvé « l’esprit de la matière » (il paraît qu’il aimait bien se balancer sur sa chaise… ce qui lui donna l’inspiration pour celle-ci qui peut supporter une charge de 400 kg…).

 BureauRevolt

Chaise “RESULT”  chaise “REVOLT”  chaise “SPINSTOEL”  chaise “STANDARD” chaise “WASSILY”

 

 

La chaise « Spinstoel » possède un détail mis au point par Friso Kramer, un caoutchouc inséré entre le dossier bois et l’ossature du dosseret, donnant de la souplesse et permettant d’absorber les défauts potentiels d’assemblage. Le léger mouvement qui est ainsi permis au dossier est un confort réel, proche d’un tissu rembourré. Cette « marque de fabrique » de Friso Kramer permet-elle de lui attribuer la paternité de la chaise « Spinstoel » ?

 

Par ses qualités de robustesse la chaise « Spinstoel » est-elle de Friso Kramer ?

Par sa finesse de construction la chaise « Spinstoel » est-elle de Wim Rietveld ?

Pourtant elle n’est sûrement pas le fruit d’une coopération entre ces deux designers hollandais, alors qu’aujourd’hui on trouve cette chaise « Spinstoel » dans les magazines de décoration, attribuée à Friso Kramer [10], à côté des chaises « Standard » de Jean Prouvé. La chaise « Araignée » n’a pas fini de tisser une toile mystérieuse autour de sa création…

 

 

Vincent du Chazaud, 5 avril 2015 (1/2)

[1] En 1932, Gerrit Rietveld crée la chaise “Zig Zag” au dessin minimaliste qui ressemble à un château de cartes prêt à s’écrouler dès que l’on s’assoie dessus, véritable prouesse technique entièrement fabriquée en bois. Elle inspira Verner Panton dans les années 1960 pour sa chaise réalisée, elle, entièrement en plastique moulé.

[2] Fondé en 1917 par un groupe d’architectes et d’artistes hollandais (Piet Mondrian, Pieter Oud), le mouvement De Stijl est présidé par Théo van Doesburg (1883-1931), il disparaît à sa mort. De Stijl, tout d’abord le nom d’une revue, annonce le Mouvement Moderne des années 1920.

[3] Pour la chaise “Revolt”, lire (néerlandais/anglais) “De stoel van Friso Kramer” de Yvonne Brentjens, Premsela Design Story, Nederlands, 2012.

[4] La firme Gispen est toujours en activité et réédite la chaise « 116 », déclinée en fauteuil « 216 », de Wim Rietveld.

[5] Dernière structure appliquée à du mobilier par Jean Prouvé, avant son départ de son usine de Maxéville en 1953.

[6] Les ateliers Galvanitas sont réputés pour la qualité et la durabilité de leur mobilier: le métal plié est plus épais que la concurrence, les dossiers et assises sont fabriqués en RDA sous haute pression, sans ajout de résine pour mieux résister à l’eau qu’un vernis.

[7] Friso Kramer fut un des fondateurs de « TOTAL DESIGN » en 1963, avec le typographe Wim Crouwel et le graphiste Benno Wissing. Ce groupe pluridisciplinaire hollandais a introduit un concept globalisant, notamment pour la signalétique des lieux publics, reconnue et utilisée mondialement.

[8] Entretien avec Eric Guinot, 26 mars 2015.

[9] En faillite en 2012, la société Marko Holland, alors spécialisée dans le mobilier scolaire, a redémarré son activité.

[10] « Elle décoration » n°234 avril 2015, pp 114, 115