Billet n°77 – QUESTIONS SUR L’ARCHITECTURE 2/2

 

L’homme du XXIème siècle est toujours, et sans doute plus que jamais avec les questions environnementales et la survie de la planète, face à son destin : il peut rebrousser chemin (régression), filer droit vers le précipice (destruction), ou prendre une route nouvelle et inconnue (mutation[1]). Les mêmes questions auxquelles il a du faire face voilà plusieurs millions d’années, à l’aube de son évolution : s’adapter, changer ou disparaître. Jusqu’où cette fuite en avant mènera l’humanité?

 

Ce que l’on constate en ethnologie et en biologie, est également vrai en architecture. En 1999, dans sa note de présentation au concours pour la transformation du siège social de l’ENI à Rome, un bâtiment de bureaux des années 1960, Jean Nouvel compare son intervention à une mutation biologique :

« Ce qui va se passer en biologie peut arriver dès aujourd’hui en architecture. De nombreuses architectures sont malades et imparfaites. Mais elles ont une personnalité, elles constituent des lieux qui ont une mémoire, et c’est à partir de leur matière et de leur espace initial qu’on peut provoquer une mutation rapide »[2].

 

Le chimiste Lavoisier prétend que rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme…. On peut légitimement appliquer cette théorie à l’architecture, et l’énorme travail de conservation, de restauration, de reconversion, de réhabilitation… ou de destruction qui attend les architectes de demain sur le patrimoine d’aujourd’hui en sera l’illustration. Depuis un demi-siècle, à l’image de la société, l’architecture est en perpétuelle et rapide évolution, fuyante, changeante. Dominique Clayssen, auteur d’un ouvrage sur Jean Prouvé et cité en exergue, observe cette mutation:

 

« Par opposition à l’architecture monumentale du “geste architectural” figé pour l’éternité, l’architecture moderne est mobile, toujours en attente d’un achèvement (rénovation) ou d’une destruction. »[3]

 

Des méthodes nouvelles seront à inaugurer, tant les techniques de construction et de restauration ont rapidement évolué. Le processus de dégradation ira en s’accélérant, tant l’usure du temps est impitoyable sur des matériaux et des techniques sophistiqués, et qui nécessiteraient le même entretien qu’une mécanique. La formation de ceux qui ont en charge ce patrimoine devra évoluer, celle des architectes des Bâtiments de France et des architectes en chef des Monuments historiques, jusqu’à inaugurer la création d’un nouveau corps d’architectes formés à ce travail spécifique.

 

On pourrait marquer une pause sur la réception souvent négative du patrimoine de la décennie 1965/1975 des « architectures de la croissance innovante » , permettre de porter un regard neuf sur une architecture “fragile”, trop souvent ignorée ou méprisée, et qui constitue aujourd’hui une référence nouvelle pour les architectes qui construisent notre cadre de vie, d’en explorer toutes les mutations possibles trente ans après leur construction, la conservation comme la destruction n’étant pas les seules voies.

 

Trente ans après leur construction, le recul manque pour apprécier ces œuvres et leurs architectes à leur juste mesure: soit engouement prématuré, soit indifférence injustifiée. De peur de commettre l’irréparable et fatale erreur, nous classons et figeons rapidement certains édifices, quand d’autres échappent à cette vigilance, relâchée parfois par ceux-là même qui les ont conçus, comme l’architecte René Dottelonde pour l’université de Lyon-Bron. Dans cette mésaventure sont à pointer du doigt le manque d’argent, le manque de temps, le manque d’ambition, le manque… tout simplement.

 

J’ai mis à profit un recul dans ma pratique professionnelle, ressentant une lassitude, accumulation de frustrations et de désillusions, et plutôt que de les ressasser, j’ai pris le temps d’étudier le cadre dans lequel j’ai été formé au métier d’architecte à l’ENSAIS[4], puis de réfléchir à celui sur lequel il m’a été donné d’exercer mon métier, la réhabilitation de l’architecture des années de la Croissance (1945-1975), avec notamment celle d’un bâtiment scolaire de 1975, l’EREA d’Angoulême, et permettre d’ouvrir une réflexion sur le patrimoine de cette dernière décennie des « Trente glorieuses » à travers une thèse soutenue en décembre 2004, ayant pour thème et titre : « Les architectures de la croissance innovante (1965-1975) : entre mutation et destruction ».

 

Enfin, l’expertise, cet exercice qui tient autant de la connaissance technique que de la psychologie humaine, une sorte de synthèse à toutes les expériences accumulées précédemment pour tenter de servir une vérité… C’est là aussi qu’enfin j’ai appris à chanter le « pompier »…

Vincent du Chazaud

 

 

[1] Définition du mot « mutation »  (Le Grand Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1991): Modification brusque et permanente de caractère héréditaire, due à une lésion de la molécule d’ADN qui constitue le gêne. « La mutation résulte d’un changement survenu dans le nombre ou dans la qualité des gênes que renferment les cellules sexuelles (…) Infiniment diverses, les mutations modifient non seulement la structure externe, mais encore la structure interne, le fonctionnement des organes, les instincts, la résistance vitale, etc… Elles surviennent soudainement, sans lien visible avec les conditions du milieu (Jean Rostand, La Vie et ses problèmes, pp.171-172).

[2] Cité dans l’ouvrage de Pascale Joffroy : La réhabilitation des bâtiments : conserver, améliorer, restructurer les logements et les équipements, Groupe Moniteur, Paris, 1999, p.116.

[3] CLAYSSEN Dominique, Jean Prouvé: l’idée constructive, Paris, Dunod, 1983, p.101

[4] L’Ecole Nationale Supérieure des Arts et Industries de Strasbourg (ENSAIS) : de l’école en général (1874-

1998), de son département architecture en particulier (1948-1998), mémoire de DEA en Histoire de l’architecture moderne et contemporaine, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne présenté en 1999.