BILLET n°96 (1/2) – Bernard Arnault, Sergueï Chtchoukine, merci patrons…

 

C’est une exposition paradoxale qui se tient à la Fondation Louis Vuitton. En même temps que l’anniversaire de la Révolution russe d’octobre[1], mettant fin au régime tsariste et aux privilèges d’une caste, un grand patron du capitalisme français expose dans son musée mégalomaniaque des centaines d’œuvres provenant d’un collectionneur russe, lui-même faisant partie de la grande bourgeoisie russe, aveuglé, étourdi et transporté par le monde de l’art, loin des préoccupations politiques et sociales en train de secouer la Russie et le monde. Etrange résonance tout de même avec les temps que nous vivons aujourd’hui…

Bien sûr, sans Bernard Arnault nous n’aurions pas ce stupide bâtiment, enflé de ses voilures en plein milieu des terres, que nous admirons presque tous, planté face à l’ancien musée des Arts et traditions populaires. Ce dernier bâtiment, intelligent celui-là, dû à l’architecte Jean Dubuisson, tombe en ruine et son triste sort, la destruction, semble scellé[2]… Il aurait pourtant pu abriter la fondation de Bernard Arnault. Faut-il vraiment que seule la démesure nous fascine ?

 

Pour cette exposition « Icônes de l’art moderne : la collection Chtchoukine », tout est démesuré : la quantité d’œuvres accrochées, près de 130 peintures majeures de l’histoire de l’art moderne sur les 274 tableaux que contenait la collection de Sergueï Chtchoukine[3], le nombre de peintres exposés, plus d’une cinquantaine dont Cézanne[4], Monet[5], Gauguin[6], Van Gogh[7], Matisse[8], Picasso[9], les importantes files d’attente, qui vont pulvériser les records d’entrées, devant un bâtiment aujourd’hui déguisé en costume d’Arlequin par Buren, devenu le « décorateur » à la mode depuis ses colonnes du Palais royal dont les motifs répondent aux dessins des stores du ministère de la Culture. Ici ce « costume » d’Arlequin pourrait être une réplique au tableau de Cézanne peint entre 1888 et 1890, « Mardi Gras », curieusement installé dans la dernière salle, celle des « Suprématistes » Russes, car peut-être annonciateur de la destruction de la figure au profit de l’abstraction jusqu’à la disparition pure et simple de la peinture avec « Carré blanc sur un fond blanc », premier monochrome peint en 1918 par Kasimir Malevitch. Entre les deux, les peintres modernes s’extirpent de l’académisme pour renouveler la figuration[10], par une transfiguration de la peinture, par touches, par aplats, par hiératisme et sublimation.

 

Pour l’activité de Bernard Arnault et de son groupe LVMH, je renvoie au film documentaire de François Ruffin sorti en février 2016, « Merci patron ! », censuré par la presse détenue par le milliardaire et qui vient de recevoir le César du meilleur documentaire ce 24 février 2017. Je vous livre ici une partie du discours de Ruffin lors de la remise du prix : « Mon film, il parle d’une usine qui part en Pologne et qui laisse derrière un paquet de misère et un paquet de détresse. (…) Ça fait maintenant trente ans que ça dure dans l’ameublement, dans le textile, dans la chimie, dans la métallurgie, ainsi de suite. Pourquoi ça dure comme ça depuis trente ans ? Parce que ce sont des ouvriers qui sont touchés, et donc on n’en a rien à foutre. Si c’étaient des acteurs qui étaient mis en concurrence de la même manière avec des acteurs roumains, ça poserait problème immédiatement. Si c’étaient des journalistes… Quand on touche à l’avantage fiscal de la profession de journalistes, ça fait des débats aussitôt, il y a des tribunes dans les journaux. Mais imaginons que ce soit les députés, qu’on dise « les députés ne sont pas assez compétitifs ». Un député français coûte 7610 euros par mois, un député polonais revient à 2000 euros par mois. Et encore, je suis modéré, parce qu’au Bangladesh, un député c’est 164 euros. Mais imaginons qu’on dise : demain, il faut délocaliser l’hémicycle à Varsovie. Immédiatement, il y aurait des débats à l’Assemblée nationale, il y aurait un projet de loi. Ça fait trente ans que ça dure pour les ouvriers, et il n’ y a pas de projet de loi. »

 

Bon après cela, c’est difficile de parler d’Aaaart, de Peeeinture et tout ça, et qui pourtant m’émeuvent aussi beaucoup. Que dire sur 160 peintures iconiques de l’art moderne[11], dont certaines ont été exposées lors de récentes expositions à Paris[12]… il faut aller les voir, c’est tout, à Paris ou à Moscou. Alors parlons de l’activité de l’autre grand patron que fut Sergueï Chtchoukine (1854-1936), du moins celle de collectionneur. Pour cela je me suis fait aider du somptueux catalogue de l’exposition acquis lors de ma visite de l’exposition, et pour lesquels j’ai déboursé 66 euros comme pour un étudiant en Histoire de l’art, alors que le moindre journaliste, surtout s’il travaille au « Parisien »[13], rentre gratuitement au musée et reçoit le catalogue chez lui… Plutôt que de faire une biographie, émaillée de drames familiaux[14] au milieu de l’histoire mouvementée de la Révolution russe, voici quelques anecdotes à propos de Chtchoukine et de l’acquisition de ses œuvres.

 

 

Vincent du Chazaud, 1er mars 2017  

 

 

[1] Huit numéros de « Courrier international » donneront un article chaque semaine d’une série intitulée « 1917, année de toutes les révolutions ». Le premier est le numéro 1373 du 23 février au 1er mars 2017.

[2] Voir billet n°60 « Jean Dubuisson et le musée des Arts et traditions populaires, Frank Gerhy, la fondation Vuitton et autres Kooneries, Viollet-le-Duc … et encore Le Corbusier » du 3 décembre 2014.

[3] En tout, ce seront près de 800 tableaux de l’art moderne, dont ceux de la collection Morozov, que les soviets vont confisquer pour créer le musée d’Etat d’art occidental moderne (GNMZI) en les répartissant entre le musée Pouchkine de Moscou et le musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg. Ces tableaux seront menacés sous Staline, quand le « réalisme socialiste » deviendra la doctrine officielle littéraire et artistique, l’art moderne, encouragé par une bourgeoisie décadente, étant considéré comme contre-révolutionnaire, à l’inverse de la Révolution d’octobre.  

[4] 8 toiles achetées par Chtchoukine

[5] 12 toiles achetées par Chtchoukine

[6] 16 toiles achetées par Chtchoukine

[7] 4 toiles achetées par Chtchoukine

[8] 38 toiles achetées par Chtchoukine

[9] 54 toiles achetées par Chtchoukine

[10] Voir article d’Hector Obalk dans « Elle » n°3714 du 24 février 2017  

[11] Avec la trentaine des œuvres russes exposées.  

[12] Matisse-Picasso en 2002 au Grand-Palais, Picasso cubiste en 2007 au musée Picasso, Picasso et les maîtres en 2008 au Grand-Palais, L’aventure des Stein en 2011 au Grand-Palais.

[13] Voir article de Marianne du 10 novembre 2016, « Le film « Merci Patron ! » une nouvelle fois censuré au « Parisien » ».

[14] En 1906 son fils Sergueï âgé de 17 ans est retrouvé noyé dans la Moskowa, en janvier 1907 décès de sa femme Lydia, en 1908 suicide de son frère Ivan à Paris, en 1910 suicide de son fils Grigori.