sol_marechauxMadame le président du TGI de PARIS,
Mesdames et Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs les Magistrats,
Mesdames et Messieurs les Avocats,
Mesdames et Messieurs,
Mes chères consœurs,
Mes chers confrères,

Je voudrais tout d’abord remercier M. Frédéric MITTERRAND, ministre de la Culture et de la Communication, ministre de tutelle des architectes, qui a bien voulu accepter de nous recevoir en cet espace prestigieux qu’est le salon des Maréchaux.

Permettez-moi également de saluer le dévouement de Nicole DEMANCHE, qui a su user de son pouvoir de conviction auprès du Ministère, et qui comme chaque année, a œuvré pour que cette cérémonie soit agréable à tous.
Je n’ouvrirai pas ce propos – comme il est de coutume – sur l’histoire « architecturale » du lieu qui nous accueille, puisqu’elle est connue de la majorité d’entre-vous, et que nous sommes reçus ici pour la troisième fois.
Je vous propose néanmoins de rester en ces lieux et de nous laisser inspirer par une réflexion de celui qui fut le commanditaire en 1622 du Palais Cardinal qui deviendra ce Palais royal où nous sommes.

Elle nous permettra d’évoquer une autre histoire, celle de l’expertise, dont la naissance est contemporaine de cet ecclésiastique.
Permettez-moi, donc, de citer cette réflexion attribuée à Richelieu :

« Avec deux lignes de l’écriture d’un homme, on peut faire le procès du plus innocent ».

Cette réflexion évoque la force probante accordée à l’expertise. Elle invite à s’interroger sur ce qu’est l’expertise, et sur ce qu’elle ne peut pas être.
L’histoire peut en offrir un éclairage pertinent.
Si l’antiquité connaissait le juge et l’avocat, ce n’est pas le cas de l’expert dont la fonction s’esquisse sous l’ancien régime.

C’est en 1575, dans un édit de dernier des Valois, Henri III, qu’est mentionné pour la première fois l’existence d’experts « institutionnalisés ».
A cette époque le sang confère la qualité. Il est donc question d’offices d’experts héréditaires.

L’époque est troublée, la confusion règne. Henri III va devoir surmonter quatre guerres de religion. A n’en pas douter, le contexte exige du roi d’être à l’écoute, de comprendre, pour rassembler ce qui est épars, favoriser la paix sociale et maintenir l’unité de l’état.
Ce roi va préférer – plutôt que de s’inscrire dans des confrontations belliqueuses – s’entourer d’hommes avisés. L’expertise nait de la division.

Voici donc ce que nous suggère l’histoire : L’expert est un homme de qualité, dont le rôle est de retisser le lien social rompu.

Reprenons notre voyage à travers le temps.

Les offices héréditaires mis en œuvre par Henri III s’avèrent porteurs d’effets pervers : ils ont permis à certains d’acquérir un monopole, des avantages, des revenus garantis.
L’incompétence des experts grandit à l’aune de leurs coûts.

C’est pour cela qu’en 1643 – année de la mort de Louis XIII – un arrêt de la cour des comptes prévoit de désigner des experts exempts de toute possibilité et tentation de corruption, c’est-à-dire «des personnes de bons mœurs et suffisamment aisées».
Il est désormais exigé de l’expert le respect de principes moraux, mais aussi un détachement des choses matérielles.

L’évolution de la société vers la mécanique, vers l’univers expérimental et ses conséquences, conduit Louis XIV à proclamer en 1667 qu’il faut procurer aux justiciables des « experts de probité et d’expérience ».
Une nouvelle étape est franchie qui met l’accent sur l’honnêteté, et la connaissance du métier.

Fin XVIIe, les juges et les experts deviennent trop étroitement liés, et s’influencent mutuellement. Il est donc déclaré que « les experts ne doivent point excéder leur mission, qui a pour objet ordinaire l’examen de faits, de bonne ou mauvaise construction ».
L’expert doit maintenant répondre à une mission précise et ne doit pas dire le droit.

En 1703, un arrêt ajoute que les juges ne sont pas liés par les conclusions de l’expert.
Comme vous pouvez le constater, en 1703, tous les fondamentaux ont déjà été énoncés : la qualité, la probité, le désintéressement, l’expérience professionnelle, la limite de la mission.

Mais c’est sans compter avec la révolution française.
L’abolition des privilèges va balayer la loi du sang et les offices héréditaires sont supprimés en 1791. Le tombeau de Richelieu sera saccagé.

Il faut croire comme le souligne l’écrivain  Lampedusa dans le Guépard – qui comme vous le savez marque la transition entre un ordre ancien et l’ordre nouveau de la révolution garibaldienne – qu’ « Il faut que tout change pour que rien ne change ».

En effet, l’Empire va s’empresser de reconstruire ce qui devait l’être. Certes le diplôme va remplacer le sang, mais les principes et l’esprit demeureront.

Ainsi, le code de procédure civile de 1807 réserve onze articles à l’expertise.
En 1812, le Ministère de la Justice insiste pour que les procureurs ne choisissent pas des experts qui soient – je cite – « le premier quidam venu », ce qui sous-entend un recensement officieux. Recensement qui sera défendu en 1904 par l’Académie de médecine revendiquant qu’il soit fait appel aux diplômés compétents.

Plus près de nous s’est exprimée la volonté d’augmenter les spécialisations pour écarter les néophytes et les dilettantes ; sont apparues les listes d’experts en 1971 ; les mesures d’instructions complémentaires en 1973 ;  l’exigence de formation en 2004.

L’histoire se répète, « Toutes les choses reviennent éternellement, et nous-mêmes avec elles. Tout s’en va, tout revient. ».

Et c’est la raison pour laquelle nous devons me semble-t-il aborder l’avenir avec confiance.

Bien sûr, le monde change.

Oui, le récent arrêt Penarroja de la cour européenne soulève à son tour de nombreuses inquiétudes.
Il précise que l’activité d’expert ne participe pas de l’exercice de l’autorité publique, qu’une mission constitue une prestation de service et ne relève pas de la notion de profession réglementée. Il remet en cause les listes, précisant que la protection du justiciable et la bonne administration de la justice peuvent les justifier dès lors qu’elles sont basées sur des critères objectifs et non discriminatoires, et que les intéressés peuvent obtenir connaissance des motifs de la décision prise à leur égard et faire un recours. Et qu’à défaut, elles peuvent apparaître comme une restriction à la libre prestation de service et doivent être remises en cause dans leur fonctionnalité.

Oui, on annonce le règne de l’argent, la négation du faible, la mort du principe inquisitoire au profit de l’accusatoire, irrémédiable expression de la culture dominante anglo-saxonne.

Tout cela doit être relativisé. Toutes les cultures participent à la poésie du monde, et permettent à chaque peuple de trouver son visage dans les voix de son passé. Elles ne peuvent se dissoudre et facilement disparaître.
Car ne nous y trompons pas. Si l’expertise a glissé de la culture à la technique, elle reste l’expression d’une tradition culturelle, d’une vision humaniste qui s’articule autour de l’immuable socle du centralisme.
La France est fille ainée de l’église. Richelieu a fondé l’état moderne, et l’Etat a remplacé le ciel.

Notre communauté est convaincue que l’état est une institution globalement bienveillante et que la pulsion d’égalité inscrite dans son ADN, exerce une action salutaire.

Dans cet esprit, depuis le XVIIe siècle, l’expert a été nourri d’une pensée fécondée par une histoire et une culture ancienne. Il est nommé par le juge, il exécute un mandat de justice, et non une « commande », car l’on ne peut imaginer de laisser l’expertise à ceux qui n’y verraient qu’un moyen de subsistance.
D’où cette dimension quasi sacerdotale… l’expert est au juge ce que le diacre est au prêtre.

Donner ce que l’on a reçu, faire profiter de son expérience… il n’y a pas que la libre concurrence ou la loi du marché pour obtenir de bons prix, il y a aussi la philosophie.
Si pour d’autres cultures, la liberté individuelle interdit de concevoir que l’on ne puisse choisir son expert, en France on fait confiance à l’état protecteur comme on faisait confiance à Dieu.
Il faut que tout change, pour que rien ne change. En 1703 les fondamentaux étaient là, aujourd’hui ce sont les mêmes.
Néanmoins, pour faire un monde, il ne faut pas renoncer à sa transformation, il faut l’accompagner. Nous pouvons agir sur le monde pour lui donner une forme.
C’est pour cela qu’en 1928 le besoin s’est fait sentir de constituer une Compagnie d’expert architectes près la cour d’appel de Paris. Elle s’inscrit dans un héritage.
Il est de sa responsabilité d’accompagner les inflexions, les mutations, pour que perdurent les fondements qui s’inscrivent dans notre tradition. La Compagnie est une des garantes des fondamentaux et des valeurs immanentes de notre culture.

La Compagnie n’est pas un syndicat, elle n’a pas pour vocation de relayer les plaintes, encore moins les revendications, on perçoit d’ailleurs combien ce serait incompatible avec la liberté et l’indépendance qui caractérisent l’expert.

La politique de la Compagnie est de travailler pour l’avenir, de participer à l’idée que l’on se fait de l’expertise en assistant les tribunaux ; de favoriser et fortifier la situation individuelle de l’expert.

A ce titre la compagnie est un élément nécessaire et indispensable du bon fonctionnement de la justice.

C’est dans cet esprit que se perpétuent nos ateliers-débats de formation qui améliorent notre savoir sur des sujets techniques et juridiques, que se développe notre encyclopédie en ligne, le parrainage des nouveaux experts.

C’est dans cette perspective que  nous sommes particulièrement attentifs et vigilants au professionnalisme des candidats dont nous examinons les dossiers.
L’arrêt Penarroja nous démontre une nouvelle fois cette nécessité.

Vous savez que la Compagnie est très attachée à ce que les candidats soient de vrais professionnels engagés dans l’acte de construire, qui puissent pratiquer la fonction d’expert en étant adossé à une pratique professionnelle. C’est incontournable.
Nos modalités et nos critères de notation ont été définis en ce sens. Nos appréciations portent sur les compétences théoriques et la personnalité, mais avant tout et surtout sur l’expérience – dimension majeure.

Si nous sommes attentifs à la qualité des candidats, nous avons à notre égard, la même exigence.

La mise au point avec l’AFNOR de la certification NFX 50/110 qui aborde les questions liées à la qualité intrinsèque du rapport est en cours. Des groupes de travail se constituent composés de magistrats, d’avocats et d’experts, pour étudier des rapports « blancs » d’experts volontaires.

Nous faisons le pari qu’il faudra démontrer sans cesse notre qualité, et que le fait d’être nommé ne sera plus suffisant,… le pari que ce ne sont pas les qualités extrinsèques qui l’emporteront mais les qualités intrinsèques et que l’obligation future de la Compagnie sera aussi de s’assurer de la qualité de ses membres.
Quand bien même il n’y aurait plus de listes, la Compagnie fera office de label.

Dans le même esprit, nous l’avions annoncé l’année passée, nous avons élaboré une plate-forme collaborative pour dématérialiser nos expertises qui remplit toutes les conditions administratives requises, notamment celles de la CNIL, satisfait les exigences d’authenticité, d’intégrité et de traçabilité, et n’attend que l’aval de la magistrature pour faire l’objet d’expérimentations.
Contrairement à ce que d’aucuns peuvent croire, il ne s’agit pas simplement de transformer du papier en fichiers numérisés, pour faire des économies de timbres.
La prise en compte de la problématique métier est essentielle qui donnera la possibilité aux architectes de créer un espace virtuel avec une interface graphique qui permettra au juge de se transporter virtuellement sur les lieux pour apprécier et comprendre la nature des désordres.

La dématérialisation nous projette dans le XXIe siècle, mais il nous faut garder à l’esprit la leçon des offices héréditaires du XVIIe siècle et ne pas courir le risque d’offrir  à une officine de professionnels de l’informatique un monopole, des avantages et des revenus garantis.

Voilà brossé à grands traits ce qui guide nos réflexions et nos actions, qui s’inscrivent dans une tradition qui nous oblige.
Sans autre puissance que celle d’une position symbolique, les experts espèrent être compris, entendus et soutenus dans ces démarches par les magistrats et les avocats.

Mesdames et Messieurs les Magistrats, les avocats, et les Présidents des autres Compagnies, sachez que les experts architectes de notre Compagnie sont honorés de vous recevoir ce soir.
Considérez que cette réception est l’expression de notre reconnaissance et de notre dévouement à votre égard et à l’égard de l’idée que nous nous faisons de la Justice.
Au nom de la Compagnie, je vous remercie.

CEACAP – COCKTAIL 11/05/2011