En février dernier, voyageant dans le nord de l’Inde, je suis sorti du traditionnel et merveilleux circuit des palais et temples du Rajasthan pour rejoindre Chandigarh.

 

Le Corbusier est tout sauf un conformiste, il révolutionne architecture et urbanisme, le bâti et son cadre.

 

Mais Le Corbusier c’est aussi un missionnaire de l’architecture. Il croit sincèrement pouvoir améliorer la condition humaine grâce à ses théories architecturales et urbaines, et il veut faire partager sa foi. Cette utopie est encore partagée aujourd’hui, ainsi l’architecte Françoise-Hélène Jourda déclare dans le Moniteur : « Etre architecte c’est créer des espaces pour que les gens y soient heureux. Je suis persuadée que l’essentiel des objectifs du métier d’architecture devrait être de contribuer à créer un monde meilleur. » (1)

 

Chez Le Corbusier, le dogmatisme de sa jeunesse s’est toutefois atténué avec l’âge, en témoigne Chandigarh. Ses associés, Pierre Jeanneret, Jane Drew et Maxwell Fry, en sont sans doute la cause, mais plus encore la philosophie hindoue et le peuple indien ont apporté à Le Corbusier sagesse et sérénité. Sincèrement il a aimé l’Inde, ainsi qu’il l’écrit en 1962 pour une extension de sa mission : « Je le ferai gratuitement, sans honoraires et sans vacations. Je suis heureux d’offrir cela à l’Inde, pays que j’aime ».

 

Bien qu’âgé de 63 ans, c’est un homme plein d’énergie qui accepte la commande de Chandigarh, aiguillonné par le fait qu’il puisse enfin appliquer à grande échelle ses théories urbaines. Ici les propos d’André Wogenscky, un proche collaborateur de Le Corbusier, s’appliquent bien à ce dernier: « Je ne crois pas qu’on fasse de l’architecture avec de la matière. Je crois qu’on fait de l’architecture avec de l’énergie. C’est toute la différence qu’il peut y avoir entre un tas de pierres au bord du chemin et, simplement, le beau mur que le bon maçon est capable de construire avec ces pierres ».(2)

 

Et chacune des œuvres de Le Corbusier crée une émotion envahissante, et finalement partagée quelle que soit sa vision sur l’architecture, et l’énergie qui y est mise force le respect : Ronchamp, La Tourette, les Cités radieuses, les maisons Jaoul, la villa Savoye, et ici le Capitole de Chandigarh, tous sont des architectures-phénix, puisant dans un passé connu, une intériorité inconnue et un avenir fragile.

 

Recommandé par le ministre du MRU Eugène Claudius-Petit aux émissaires indiens de Nerhu chargés de recruter un architecte européen, Le Corbusier prend en charge le plan de Chandigarh (3) à la suite de l’urbaniste américain Albert Mayer. Ce dernier devait créer sur un terrain vierge une nouvelle capitale dans la province indienne du Penjab, après sa partition avec le Pakistan en 1947. Il renonça à poursuivre son travail après l’accident d’avion qui coûta la vie à Matthew Nowicki, son collaborateur sur place. Le Corbusier s’emploiera à minimiser, voire à effacer les traces de son prédécesseur, alors que celui-ci travaillait dans l’esprit des CIAM avec un plan quadrillé et zoné où la nature prenait une place importante. Avec son plan directeur dessiné d’un seul jet en quelques jours, Le Corbusier prend de vitesse les deux architectes anglais qui lui sont adjoints, Maxwell Fry et Jane Drew, alors que leur apport, grâce à leur connaissance de l’architecture tropicale, a été déterminant. Il occultera aussi la collaboration discrète mais efficace de son cousin Pierre Jeanneret. L’homme est ainsi, il sait aussi ne pas faire table rase, s’entourer de gens compétents, mais son empreinte ensuite est si forte qu’il n’en reste que sa trace. Quant à Pierre Jeanneret, il faudra prendre le temps de lui rendre justice et de dévoiler son important travail auprès de son cousin : alors que ce dernier n’aura passé que quelques mois en tout en Inde, Jeanneret s’établira et travaillera à Chandigarh de 1950 à 1965. Ce digne représentant du Mouvement moderne y laissera une architecture belle et sensée. (4)

 

Aujourd’hui, la ville est enfouie sous une luxuriante végétation, et depuis la terrasse du bâtiment du Secrétariat sur le Capitole, à laquelle on accède après maints laissez-passer et palabres kafkaiens avec l’administration et sous la conduite d’un homme en arme, on n’aperçoit qu’une mer de verdure face aux chaînes de l’Himalaya. Seuls émergent sur une dalle vide, les trois bâtiments dessinés par Le Corbusier, le Secrétariat, le Palais de l’Assemblée et la Haute Cour de justice, placés là comme des sculptures excentrées au nord-est de la ville.

 

Les questions abordées avec ce laboratoire urbain que fut Chandigarh et les réponses apportées par Le Corbusier et ses collaborateurs, novatrices à l’époque, restent d’actualité. La question de la densité, la hiérarchisation des voies de circulation pour les rendre plus fluides et plus sures, le rapport nouveau de la ville à la nature avec un espace dilaté, ce sont là les germes de la ville-territoire imaginée aujourd’hui par des urbanistes comme Bernard Reichen : « La ville-territoire, c’est la mobilité, le désenclavement, un rapport nouveau à la nature, la fluidité de l’espace. C’est aussi une autre façon de travailler, d’autres formes de sociabilité et une autre politique d’éducation. »(5)

 

Le projet urbain de Chandigarh, conçu pour accueillir initialement 150 000 habitants avec une extension à 500 000, compte aujourd’hui plus d’1 million et demi d’habitants. A ce problème de croissance excessive et désorganisée est venu s’ajouter celui d’une partition en trois unités administratives dans ce qui était prévu être « la » capitale de cet état riche du Penjab. La maîtrise du développement urbain appartenant à trois administrations différentes, l’homogénéité du plan directeur rationnel de Le Corbusier a tendance à s’étioler. Chandigarh souffre des mêmes maux que l’Inde contemporaine, au problème des castes minant la démocratie indienne s’ajoute les disparités sociales accentuées par les très fortes croissances économiques et démographiques.

 

Aujourd’hui les autorités et les urbanistes indiens doivent planifier la densification du territoire de Chandigarh. Le Corbusier avait songé que, dans cette hypothèse, aux premiers quartiers de maisons en bandes dessinés par Jane Drew et Pierre Jeanneret, on substitue des unités d’habitation du type de celle de la « Maison du fada » comme elle est appelée à Marseille. La boucle serait alors bouclée… alors la voix funèbre d’André Malraux pourrait retentir à nouveau comme une oraison visionnaire : « L’Inde, où se trouvent plusieurs des chefs-d’œuvre de Le Corbusier et la capitale qu’il a construite, Chandigarh, viendra verser sur ses cendres l’eau du Gange, en suprême hommage (…) Comme le cortège des femmes de l’Inde portant la terre vers le piédestal vide de la main de la paix avec le geste des porteuses d’amphores (…) Et voici enfin la France – celle qui vous a si souvent méconnu, celle que vous portiez dans votre cœur lorsque vous avez choisi de redevenir français après deux cents ans – qui vous dit, par la voix de son plus grand poète : « Je te salue au seuil sévère du tombeau ! » Adieu, mon vieux maître et mon vieil ami. Bonne nuit… »(6)

 

Vincent du Chazaud, le 15 avril 2011

 

(1)Le Moniteur, rencontre avec Françoise-Hélène Jourda, 21 octobre 2005

 

(2)WOGENSCKY André , « Architecture active », Casterman, Paris, 1972

 

(3)Lire : PAPILLAUD Rémi, « Chandigarh », collection « Portrait de ville », Cité de l’architecture et du patrimoine/IFA, 2007

 

(4)Sur l’activité de Pierre Jeanneret à Chandigarh, un très beau livre est paru récemment : TOUCHALEAUME Eric, MOREAU Gerald, « Le Corbusier/Pierre Jeanneret , l’aventure indienne, design-art-architecture », éditions Eric Touchaleaume,/Galerie 54, Paris, 2010

 

(5)Le Moniteur, rencontre avec Bernard Reichen, 25 novembre 2005

 

(6)Hommage à la mémoire de Le Corbusier par André Malraux, ministre d’Etat chargé des Affaires culturelles, dans la Cour carrée du Louvre le 1er septembre 1965, Imprimerie des Affaires culturelles, n°212, novembre 1970