Pour commencer ce billet d’été, trois informations.

 

La première, affligeante, c’est la parution du numéro 378 de l’Architecture d’Aujourd’hui, de juin/juillet 2010 (1). La rédaction en a été confiée à l’agence hollandaise MVRDV et son chef de file Winy Maas. La revue ressemble à la fameuse toile de Malevitch, « Carré blanc sur fond blanc » : couverture blanche, des textes longs et abondants accompagnés parfois de schémas ésotériques, quelques photos montages jalonnent cette revue… d’architecture. Comme pour le peintre suprématiste, cela signifie-t-il que la revue a reculé les limites de l’architecture jusqu’à être acculée au néant ? Finira-t-elle comme lui par se suicider ? Enfin, snobisme et concession à l’anglomanie, les articles sont en anglais, avec une traduction française en vis-à-vis. Faudra-t-il bientôt l’appeler AT, « Architecture of Today » ?

 

Les deux dernières, plus revigorantes, concernent deux petits livres écrits par Bernard Marrey, et parus dans sa maison d’édition, « Le Linteau ».

 

Avec « Fernand Pouillon, un homme à abattre » (2), dès son titre le contenu de l’opuscule est annoncé. Bernard Marrey tente d’y décortiquer les conditions de l’ascension et de la chute brutale de cet homme hors du commun, dont il faut bien reconnaître la puissance de travail, la capacité d’endurance et la volonté d’entreprendre, indépendamment d’une reconnaissance ou non de son talent d’architecte.

 

Ce sont les conditions de cette chute, avec la volonté de nuire à l’homme, qui sont narrées dans ce livre. Pour nous, experts qui œuvrons pour la « justice », il est édifiant de constater, une fois encore, combien celle-ci peut être liée au pouvoir politique, et ce d’autant plus quand ce dernier clame haut et fort l’indépendance de la première. De récents évènements nous en donnent encore la triste démonstration. Alors ? Et bien continuons à servir en notre âme et conscience cette justice, mais sans trop nous faire d’illusion… Cette affaire du CNL et de Fernand Pouillon nous éclaire sur certaines pratiques des pouvoirs en place pour mettre à bas ses opposants, en usant de l’instrument judiciaire. On sait depuis l’affaire Calas, dénoncée avec courage et véhémence par Voltaire dans son pamphlet, que cette pratique n’est pas récente et que l’histoire en est jalonnée, conduisant à l’arbitraire, à l’infamie, à l’injustice en somme.

 

Pouillon, homme libre, anticonformiste et riche, a sans doute payé pour avoir tenté de bouleverser les lobbies de la construction, ordre des architectes, promoteurs et entrepreneurs réunis. Pouillon leur déplaisait car il criait haut et fort que l’on pouvait construire vite, moins cher et mieux que ce que ce qui se faisait dans ce contexte de pénurie de logements des années « 50 ». Pour sa démonstration et contrôler la construction, Il créa le Comptoir National du Logement (CNL), avec des personnages n’ayant malheureusement pas tous la même ambition que lui. En même temps qu’il faisait de l’architecture, Pouillon voulut faire de l’urbanisme, c’est-à-dire donner un ordonnancement et une cohérence à ces importants programmes de logements. D’autres architectes, à la botte des entreprises construisant selon le système du « chemin de grue », rivalisaient en longueur de barres. Zehrfuss battit le record d’Europe avec le Haut du Lièvre à Nancy, avec une sinistre barre de logements de près d’un kilomètre de longueur.

 

Jacques Chevallier, maire d’Alger, a fait venir Pouillon pour construire dans sa ville au milieu des années cinquante. Ce seront les importants programmes de « Climat de France », de « Diar es Saada » (la Cité du bonheur) et de « Diar el Mahçoul » (la Cité de la promesse tenue, pour les musulmans), moins chers et plus humains que les neuf barres destinées aux européens construites par Zehrfuss et Sébag à Maison Carrée sur les hauteurs d’Alger. Les idées libérales et autonomistes de Chevallier pour l’Algérie, qui déteindront sur Pouillon, n’ont pas été goûtées par la droite colonialiste et réactionnaire, représentée au plus haut sommet de l’Etat par Michel Debré, alors Premier ministre sous de Gaulle. Il deviendra plus pragmatique lorsque le Général lâchera l’Algérie française, et dans un pathétique appel radiophonique, il demandera aux Français d’accourir par tous moyens au Bourget pour faire barrage aux parachutistes censés renverser le pouvoir.

 

Sans doute Pouillon, et il l’a écrit lui-même, a-t-il fait les frais de la vindicte de Debré, d’une part envers un homme aux idées libérales et favorables à l’indépendance de l’Algérie, d’autre part envers un architecte qui troublait ce milieu du bâtiment choyé par le monde politique, car auprès duquel il trouvait son financement. Faut-il voir dans l’arrestation de Pouillon la main du SAC ? L’implacable instrument de ce pouvoir de l’argent et de la politique pour broyer l’homme Pouillon et le danger qu’il représentait, s’appelle la « justice », et ses représentants, les juges Seligman et Dauvergne, le procureur Jacques Herzog. Ces derniers se sont posés en défenseur de la politique du gouvernement en matière de logement social, c’est-à-dire un maintien des pratiques établies par l’ordre des architectes et les entreprises du BTP. En tout état de cause, si la gestion laxiste du CNL méritait une condamnation, celle-ci était disproportionnée à l’encontre de Pouillon par rapport à son rôle et au regard des condamnations des autres inculpés dans cette affaire, ainsi qu’au regard d’autres affaires de ce genre traitées à l’époque.

 

Sincère ou pas, Pouillon revendique d’avoir voulu faire du logement social de qualité, à bas prix et rapidement, ce qu’il réussit à Alger, et au « Point du jour » à Meudon objet du scandale. Il espérait que cette qualité soit une des conditions pour réussir la mixité sociale. En 1965, lors d’une conférence de presse donnée à sa sortie de prison, il constatait: « Il y a cent ans à Paris, cohabitaient des gens de toutes sortes, et donc la promotion sociale pouvait se faire sur elle-même, alors que maintenant, celui qui va dans telle cité, il sait qu’il appartient à une classe inférieure de la société par la constitution même de cette cité. C’est abominable. »

 

Avec « L’abbé Pierre et Jean Prouvé » (3) on est apparemment aux antipodes du personnage de Fernand Pouillon. Et pourtant on y retrouve les mêmes sinistres acteurs, l’ordre des architectes et les entreprises du bâtiment liées aux cimentiers, appuyés par l’Etat qui, sans le dire, va privilégier les uns et les autres. Lors de l’élection de Mitterrand en 1981, les syndicats de gauche d’architectes, qui espéraient déboulonner cet ordre réactionnaire, verront leurs espoirs ruinés. Dans ces deux livres on y retrouve la volonté de construire pour les plus démunis, donc à bas prix, mais pas forcément avec une architecture indigente grâce à un peu d’intelligence et de talent. Dans cette période de l’après-guerre, cette volonté a parfois manqué aux différents ministres de la reconstruction, hormis Eugène Claudius-Petit, soumis aux diktats des maîtres de forges qui freinaient la production d’acier avec la hantise de se voir nationalisés et des cimentiers qui monopolisaient le bâtiment et imposaient leur façon de construire. L’appel de l’abbé Pierre en 1954 trouvera un écho auprès de Jean Prouvé, par l’intermédiaire du jeune architecte Michel Bataille, qui connaissait l’un et l’autre. La « maison des jours meilleurs », dérivée de la maison à portique AlBa dont Prouvé fit monter en février 1956 un prototype sur les quais de la Seine à Paris, n’obtiendra pas d’homologation du CSTB car la salle d’eau était aveugle, étant située au milieu du volume construit. Laconique, Prouvé conclut ainsi cette aventure : « Pas d’homologation, pas de possibilité de prêts : il n’y a pas eu de maisons de l’abbé Pierre ». Evidemment ce n’était qu’un prétexte afin d’écarter un concurrent des fabricants de maisons individuelles et des cimentiers. Et Marrey ajoute que « vis-à-vis de l’ordre, l’appréciation louangeuse de Le Corbusier n’était pas faite pour arranger les choses, lui qui écrivait le 29 février 1956 : « Jean Prouvé a élevé sur le quai Alexandre III la plus belle maison que je connaisse, le plus parfait moyen d’habitation, la plus étincelante chose construite. Et tout cela est en vrai, bâti, réalisé, conclusion d’une vie de recherches. Et c’est l’abbé Pierre qui lui a commandée. » Seule une dizaine de maisons, ou de ses dérivés, sera construite.

 

Ces deux livres, courts mais percutants, nous racontent finalement la même histoire, le problème du logement des plus démunis. Cette question est toujours d’actualité, et l’on voit encore et toujours des cohortes de « sans domicile fixe » et de mendiants arpenter les rues et stations de métros parisiens. Les visiteurs étrangers prenant le RER depuis Roissy pour rejoindre la « ville lumière » pouvaient apercevoir sous les viaducs autoroutiers près du stade de France, un important bidonville, « évacué » il y a peu de temps… « bidonville », il semblait que ce terme avait disparu du vocabulaire des politiciens, des édiles et des urbanistes. Il réapparaît aujourd’hui, mais avec une différence notable, c’est que dans les années 50 il était le résultat d’une crise du logement, alors qu’aujourd’hui il est celui d’une montée de la pauvreté.

 

(1) AA n°378 de juin/juillet 2010

 

(2) MARREY Bernard, « Fernand Pouillon, l’homme à abattre », Editions du Linteau, Paris, 2010.

 

(3) MARREY Bernard, « L’abbé Pierre et Jean Prouvé », Editions du Linteau, Paris, 2010.