Quand le philosophe Walter Benjamin écrit son essai intitulé « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique »[1], nous sommes en 1936. Son propos pose la question de la place de la photographie, puis du cinéma, dans l’art, du moins la conception que l’on s’en faisait jusqu’à la fin du XIXème siècle, car le siècle suivant va être le théâtre de grands bouleversements. La même question pourrait être posée à propos de l’architecture et du design à l’époque des grandes séries industrialisées, théorisées avant-guerre et mises en pratique à grande échelle après-guerre. Dès 1917, Gropius initiateur de l’école du Bauhaus en Allemagne, Mondrian et Van Doesburg initiateurs du mouvement de Stijl[2] en Hollande, vont militer pour des formes pures et des couleurs primaires, cherchant un langage universel adapté à la fabrication d’objets industriels, bouleversant l’espace public et privé, en urbanisme, architecture, mobilier et tous les objets qui entourent notre vie quotidienne.

 

Comme dans les autres arts, la reproductibilité a touché l’architecture de deux façons :

 

– d’abord sur le modèle cultuel que représentait l’art Grec, avec ses frontons, colonnes et chapiteaux des trois ordres reproduits depuis l’Antiquité romaine, en passant par la Renaissance, le Classicisme, le Second empire et jusqu’au XXème siècle avec le catalan Bofill et le flamand Vandenhove. Cette reproduction est celle d’une copie du passé.

 

– ensuite, par la reproduction issue d’une série, notamment sous la poussée de l’industrialisation au milieu du XIXème siècle. Celle-là, directement issue des usines, va produire une nouvelle forme d’architecture, comme la photographie et le cinéma produiront une nouvelle forme d’art. De la même façon que pour le statut de l’artiste, ces transformations de la production architecturale va déplacer celle de l’architecte. Celui-ci n’est plus l’artiste qui œuvre pour un commanditaire unique pour réaliser son rêve ou pour l’aider à se hisser socialement, mais il devient un acteur d’une politique, construisant pour la collectivité des logements sociaux et des équipements publics.

 

Walter Benjamin rend compte de la déperdition de l’aura, vibration dégagée par l’œuvre unique et sanctuarisée, et des valeurs cultuelles véhiculées par les classes dominantes depuis la Renaissance, le clergé et la noblesse. Cette œuvre unique était destinée à distinguer son commanditaire, qui seul en dispose et l’expose à qui lui plaît. Ce n’était pas le cas des fresques dans les églises, ni de la reproduction, certes à échelle artisanale, des cathédrales gothiques construites selon des règles imposées par l’abbé Suger. L’idée de la fresque, comme élément de démonstration publique, sera reprise par le peintre mexicain Diego Rivera, quand il veut servir la cause du communisme révolutionnaire par de grandes peintures murales dans des édifices publics[3]. Mais il ne s’agit pas de reproduction ni de série, mais seulement d’un glissement de la vocation de l’art à des fins sociales et politiques, et non plus seulement esthétiques et cultuelles.

 

Chez Le Corbusier, quand il écrit « l’architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière », il y avait cette tentation de l’œuvre d’art cultuelle, de l’aura révélée face à l’œuvre originale et unique, et des dérives fascistes liées aux outrances de l’esthétisation récupérées par la politique. On se souvient de l’épisode fâcheux de Le Corbusier arpentant les couloirs des ministères de Vichy, « Le Corbusier aurait fait ses pilotis partout pour montrer qu’il fallait faire des pilotis, tous les moyens étaient bons… remarquez il s’est fait virer de Vichy, ça a été vite fait » racontait Prouvé[4]. Il y avait aussi cette tentation de faire de l’Unité d’habitation un « temple » pour le peuple, et ses références aux ordres harmoniques grecs avec l’emploi du Modulor sont constamment présentes dans son architecture. Le marchand d’art Louis Carré, qui connaissait bien Le Corbusier pour avoir exposé ses peintures et habité l’immeuble de la rue Nungesser et Coli à Boulogne, disait : « chaque fois que j’entrais dans cette maison, je croyais mettre le pied sur les premières marches du Parthénon »[5].

 

A la différence de Prouvé, qui lui résonne en industriel, Le Corbusier, en peintre contrarié et artiste qu’il est avant tout, conçoit la reproductibilité de son architecture comme celle d’une œuvre unique, comme on ferait la copie d’un tableau de maître. La préfabrication industrielle, qui a échoué dans le cas des Unités d’habitation, était envisagée chez Prouvé comme un système inventif et économe en matière, qui devait pouvoir s’adapter aux usages et aux techniques, et non l’inverse rendant l’architecture prisonnière des industriels. « Il faut des maisons usinées » disait Prouvé, et non pas des usines à maisons, et constamment il réinventait les structures et les formes pour trouver le plus juste équilibre entre la fonction et la matière, et juste retour des choses, c’est Le Corbusier qui lui rend hommage en ces termes : « Jean Prouvé représente d’une manière singulièrement éloquente le type de « constructeur… je veux dire par là qu’il est indissolublement architecte et ingénieur, à vrai dire architecte et constructeur, car tout ce qu’il touche et conçoit prend immédiatement une élégante forme plastique tout en réalisant brillamment les solutions de résistance et de mise en fabrication ».

 

La reproduction technique va déplacer à la fois le statut d’artiste et la réception de l’art.

 

Le dadaïsme avec Duchamp, puis le Pop art avec Warhol et Basquiat[6], ont bousculé les valeurs traditionnelles sur la notion de beauté platonicienne et son immuabilité, par une perception fluctuante, iconoclaste et éphémère de cette notion. Rien ne sera plus comme avant, et les situationnistes, notamment avec « La société du spectacle » de Guy Debord [7], finiront d’enfoncer le clou en mettant à bas les miasmes esthétiques d’un art en perpétuelle représentation, s’auto congratulant. Car l’espoir qu’avait pu faire naître chez Benjamin d’un art de masse à dimension politique et sociale s’est vite dissout dans la marchandisation et la féchitisation. Cette libération de l’œuvre d’art du carcan politique et religieux pour en faire un phénomène de masse l’a en même temps fait sombrer dans le vulgaire, ou être accaparée par un commerce élitiste et fructueux. On le voit en ce moment avec l’engouement suscité par des panneaux de Jean Prouvé arrachés des façades de bâtiments, avec les meubles de Pierre Jeanneret sortis des immeubles administratifs indiens de Le Corbusier, avec le différent opposant les héritiers de Charlotte Perriand à ceux de Jean Prouvé.

 

« La réception par la distraction, de plus en plus sensible aujourd’hui dans tous les domaines de l’art, et symptôme elle-même d’importantes mutations de la perception, a trouvé dans le cinéma l’instrument qui se prête le mieux à son exercice » écrit Walter Benjamin dans son essai. On comprend la fascination qu’exerce le cinéma aujourd’hui chez un architecte comme Jean Nouvel, qui, à ses débuts, faisait de son métier d’architecte un jeu provocateur contre l’ordre établi. L’architecture, comme les autres arts aujourd’hui, se complaît dans une distraction et un épatement des masses. A l’internationalisation de l’architecture s’ajoute celle de la «sensationnalisation ». La distraction des récepteurs, notamment au travers des systèmes médiatiques, est la condition première de diffusion de l’œuvre d’art, au détriment parfois de ce qu’elle peut susciter comme réflexion et dépassement de soi.

 

Vincent BERTAUD du CHAZAUD

 

[1] BENJAMIN Walter, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Allia, Paris, 2009

 

[2] MONDRIAN/DE STIJL, exposition au Centre Pompidou du 01/12/2010 au 21/03/2011

 

[3] En 1933, sa fresque Homme au croisement pour le Rockefeller Center de New York fut détruite, il y figurait un portrait de Lénine

 

[4] Jean Prouvé par lui-même, propos recueillis par Armelle Lavalou, Editions du Linteau, Paris, 2001

 

[5] Alvar Aalto, maison Louis Carré, Musée Alvar Aalto, Académie Alvar Aalto, Helsinki, 2008

 

[6] Jean-Michel BASQUIAT , exposition au Musée d’Art moderne de la ville de Paris du 15/10/2010 au 30/01/2011

 

[7] DEBORD Guy, La société du spectacle, Buchet-Chastel, Paris, 1967