Il y a, parfois, dans la vie, des actes inconscients qui semblent toutefois prémédités, en tous les cas qui arrivent à point nommé… De cela quelques semaines, mes beaux-parents, originaires et habitants de Bretagne, venaient en famille nous rendre visite pour la première fois en Dordogne, et vérifier si l’investissement de leur fille dans la ruine d’un presbytère n’était pas le fait d’un aveuglement amoureux. Pour préparer leur arrivée par la route, je devais prendre un train dans la matinée en direction d’Angoulême. Pressé par le temps, comme souvent, à la gare Montparnasse je regarde furtivement le tableau indiquant les quais de départ des trains, et m’engouffre sans plus d’attention dans celui de 10h50… mon malheur fut que deux trains au moins partaient à cette heure-là, l’un pour Angoulême, l’autre pour Rennes, et c’est celui pour Rennes dans lequel j’étais monté… Déjà déconfit et penaud, le contrôleur annonça ensuite qu’après la découverte d’un cadavre sur la voie, le train prendrait au moins une à deux heures de retard… Mon trajet Paris-Angoulême s’est donc mué en Paris-Rennes-Paris-Angoulême, mon voyage de deux heures trente normalement a duré près de dix heures. C’est à cette occasion que j’ai mis à profit ce temps d’immobilité forcée (si on peut parler ainsi à bord d’un train roulant à 300 km/h) pour rédiger ce nouveau billet, qui aurait pu être un « billet d’humeur » si je n’avais à m’en prendre qu’à moi-même. Et cette humeur devint bonne quand je me rappelais avoir emporté avec moi un livre dont je conseille vivement la lecture à mon lecteur. J’ai redécouvert il y a peu, offert par un ami architecte, une sorte de « dictionnaire du parler étudiant en architecture », du temps où ces études se déroulaient dans l’enceinte des Beaux-arts, et que l’architecture faisant partie des quat’zarts qui y étaient enseignés. Ce « bréviaire » porte le titre délicat de « Charrette au cul les nouvôs » (1)… et il est écrit par un certain René Beudin. Malheureusement, et ayant un fils en école d’architecture pour le vérifier, tout ce folklore a disparu, et moi-même, issu de l’ENSAIS, un autre des trois enseignements de l’architecture en France (ENSBA, ESA et ENSAIS), je n’ai pas eu l’honneur de subir cette formation atypique dont quelques belles pages de son histoire ornent ce merveilleux petit livre. L’auteur, dans un style délié, n’épargne rien ni personne, que l’on en juge avec quelques extraits choisis. Ainsi à la rubrique « Mère Nicolas », on peut lire : « La Mère Nicolas tenait, rue des Beaux-arts, une papeterie spécialisée pour architecte comme ses collègues et concurrents Chapron ou Jourde. Mais elle avait le toupet de sélectionner sa clientèle et il fallait faire l’objet d’une présentation par deux de ses clients honorablement connus pour être admis à payer très cher des fournitures, hélas indispensables. Cela leur donnait comme un avant-goût du Rotary ou de la Compagnie des Experts… « Ce diable de Beudin, même s’il dit vrai, montrerait-il de l’aigreur après avoir été refoulé de notre Compagnie ? Même pas, sa biographie mentionne qu’il est expert près la Cour d’appel de Nancy… Poursuivant avec son humour ravageur et usant de sa verve altière, il fait un beau portrait coloré de la taulière: « Une plaisanterie habituelle mais toujours de mauvais goût consistait pour des anciens peu futés d’envoyer un nouvô de service chez la mère Nicolas pour lui demander si elle avait des règles bien rouges. Il y avait bien longtemps que la pauvre femme ne savait plus de quoi on parlait. Les mauvaises langues ajoutaient qu’elle n’avait certainement jamais su. » Et tout ce glossaire est du même acabit, beaucoup verseront des larmes de nostalgie à sa lecture, d’autres des larmes de rire, et tout est si bien écrit qu’il ne sort pas du fiel mais du lait de toutes ses « vacheries ». Allez, encore une petite « perle » de l’ami Beudin, à la rubrique « Vieux cons », mais je ne l’ai pas choisi exprès pour ceux qui viendraient à lire ce billet : « Certains de ces vieux toutous se payaient de temps à autre un coup de nostalgie et se risquaient à monter encore à l’atelier. S’ils se faisaient accompagner de quelques bouteilles, ils étaient bienvenus. Ils respiraient une fois encore le parfum de leur jeunesse. Ils sortaient deux ou trois âneries bien senties et puis, pleins d’usage et raison, repartaient humer la fumée de leur pauvre maison, dans leur petit Liré ou ailleurs . Chers confrères architectes, je suis, vous êtes, nous sommes tous de vieux cons. Et nous n’en sommes pas plus fiers pour ça. » De la lettre « A » pour « admission » à la lettre « Z » pour « zipaton », ce livre n’est que du bonheur… et il enrichit ceux qui ont loupé leur train, comme moi. Donc l’avoir toujours sur soi, on ne sait jamais. Cependant, je me pose une question : est-ce un bon cadeau à faire pour un client ? (1)BEUDIN René, « Charrette au cul les nouvôs », Horay, Paris, 2006