Aux définitions étymologiques tirées de la lexicographie pour les termes ayant trait à l’entretien et à la conservation du patrimoine, on peut ajouter les réflexions de quelques théoriciens, historiens ou praticiens de l’architecture et de l’urbanisme.

Durant le XIXème siècle, alors que la prise de conscience sur l’importance du patrimoine architectural en était à ses balbutiements, les conceptions pour une théorie et une pratique de sa conservation se sont opposées, notamment entre Anglais et Français[1].

En France, la figure emblématique de Viollet-le-Duc résume l’attitude française sur le patrimoine architectural, souvent réduite à cette formule célèbre de son Dictionnaire : « Restaurer un édifice, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné »[2]. En 1873, il adresse cet avertissement aux inspecteurs diocésains : « Il serait puéril de reproduire dans une restauration une disposition éminemment vicieuse ».

A l’opposé de cette définition sur la restauration du patrimoine, William Morris, initiateur au milieu du XIXème siècle en Angleterre du mouvement artistique et social « Arts and Crafts », influencé par les idées réformatrices de John Ruskin et Augustus Pugin en réaction contre la civilisation industrielle naissante et en faveur d’un retour aux traditions artisanales, propose cette attitude conservatrice : « Préserver les édifices anciens signifie les conserver dans l’état même où ils nous ont été transmis, reconnaissables d’une part en tant que reliques historiques, et non comme leurs copies, et d’autre part en tant qu’œuvres d’art exécutées par des artistes qui auraient été libres de travailler autrement s’ils l’avaient voulu »[3]. Avec bon sens, John Ruskin, fustigeant l’attitude des Français face à leur patrimoine qui consiste à « d’abord négliger les édifices, puis à les restaurer », recommande tout simplement : « Prenez convenablement soin de vos monuments, et vous n’aurez pas à les restaurer ensuite », car, poursuit-il, la restauration signifie « la destruction la plus totale qu’un bâtiment puisse subir, (…) la chose est un mensonge absolu »[4].

En France, après que la restauration des monuments soit instituée comme discipline par Ludovic Vitet et Prosper Mérimée, une première loi sur la protection des monuments historiques fut promulguée en 1887, complétée en 1889 et rédigée en 1913 dans sa forme définitive que nous connaissons aujourd’hui ; mais il faudra attendre la deuxième moitié du XXème siècle pour que s’établisse une ligne de conduite commune à l’échelle mondiale sur le patrimoine, la date symbolique étant 1964, année de la rédaction de la Charte de Venise. Ce document publié en 1966 marque une trêve dans les conflits doctrinaux sur le patrimoine ; il fixe des règles sur les méthodes de conservation et restauration de l’architecture et du cadre urbain, ainsi que sur l’utilisation et la mise en valeur de ce patrimoine dans un cadre éducatif et culturel. L’ICOMOS (International commission of monuments or sites), organisme international sous l’égide de l’UNESCO, donc des Nations-Unies, naîtra de cette prise de conscience collective à l’échelle mondiale, et en 1980, ce seront quatre-vingts pays des cinq continents qui signeront la Convention du patrimoine mondial.

L’industrie touristique s’engouffrera bientôt dans cette brèche ouverte et devant l’engouement suscité par ces traces du passé muséifiées et adulées, l’ICOMOS rédigera une Charte du tourisme culturel (Bruxelles, 1976), suivie en 1990 des Résolutions de Cantorbery sur le tourisme culturel.

Dans ce contexte où le patrimoine devient un enjeu économique et culturel, au niveau local ou régional, voire national, il ne faudrait pas que, dans une sorte de « catharsis nationale », nous nous mettions à abattre aveuglément un patrimoine, celui de l’architecture de la Croissance, sous le prétexte qu’il serait devenu obsolète alors qu’il est le reflet d’un effort dynamique et moderne, fruit d’une recherche aux réponses posées par la société de l’époque. Subitement ce patrimoine condenserait maintenant tous les maux de notre société actuelle, et ironie du sort, représenterait aujourd’hui ce qu’hier il était censé effacer. N’oublions pas qu’il fut un temps, c’était hier seulement et jusqu’aux années soixante-dix, où les centres anciens des villes étaient les quartiers mal-aimés, concentration de misères dans des habitats délabrés et insalubres, aux ruelles étroites et mal famées ; ce qu’on nomme aujourd’hui les quartiers difficiles, tout simplement parce qu’ils concentrent de la vie… Dans le meilleur des cas, ce qu’on abhorrait hier est aujourd’hui adulé, choyé, objet de toutes les attentions, prisé des grandes enseignes commerciales. Dans le pire des cas, nous regrettons la légèreté avec laquelle nous avons rasé ces vieux quartiers, croyant avec innocence assainir la cité par ce geste irréparable.

A ces changements de mentalité, s’ajoute la puissance des moyens pour inventorier et classer : l’informatisation des fiches d’archives, les supports en microfiches, internet pour la consultation ont apporté aux chercheurs et aux conservateurs une puissance et une rapidité de travail considérable. Les moyens mis à notre disposition pour compiler et entreposer les documents nécessaires à la sauvegarde de cette mémoire de l’architecture sont énormes, comme sont puissants les moyens de destruction par les armes de guerre.

On peut mesurer le chemin parcouru pour faire l’inventaire du patrimoine en comparant les moyens actuels d’investigation, de conservation (à l’aide de l’informatique, de la photogrammétrie, etc…), et les conditions dans lesquelles ont voyagé les premiers photos-reporters chargés de fixer sur pellicules les monuments français. [5]  Ces images de constructions adossées aux arènes de Nîmes grouillant de vie ou les ruines romantiques du château de Pierrefonds remplissent de nostalgie en comparaison des froideurs mortelles d’une restauration appliquée, ou des tromperies d’une reconstitution factice. La récente décision de conserver le Lavoir à charbon de Chavannes, en Saône-et-Loire, sans le restaurer jusqu’à sa lente dégradation et son autodestruction, alors qu’il est inscrit à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques, est une attitude nouvelle en France.

Son œuvre accomplie, l’artiste doit s’effacer devant le temps pour qu’à son tour, celui-ci  fasse son œuvre.

 

Vincent du Chazaud, le 5 janvier 2013



[1] Voir à ce sujet CHOAY Françoise, L’allégorie du patrimoine, Le Seuil, Paris, 1992, 1996, 1999, p.118

[2] VIOLLET-LE-DUC Eugène, « Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIème au XVIème siècle »,

Morel et Co., Paris, 1854-1868.

[3] MORRIS William,  The restoration of ancient buildings , The builder, 28 décembre 1878.

[4]  RUSKIN John,  The Seven Lamps of architecture , Ed. J.M. Dent and Sons, Londres, 1956, chapitre VI intitulé

« The lamp of memory ».

« Pendant trois mois, au cours de l’été 1851, cinq photographes, dont Edouard Baldus et Gustave Le Gray, sont sur les routes de France. Ils partent avec un matériel lourd, encombrant, fragile, et se déplacent surtout en voiture à cheval… Ce premier reportage photographique, qui a permis d’expérimenter des techniques et des pratiques encore limitées, nous donne une vision étrange des principaux monuments historiques français. Nous en avons aujourd’hui une image aseptisée, nappée par le glacis uniforme des interventions du XIXème siècle. En 1851, ils exhibent sans complexe les cicatrices et les pansements que leur a légués une longue histoire… » DE ROUX Emmanuel, Le Monde, samedi 2 février 2002, à propos de l’exposition « La mission héliographique » à la Maison Européenne de la Photographie, rue de Fourcy à Paris en 2002.